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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

Migrations et tensions migratoires

Université de tous les savoirs

CNAM, samedi 26 février 2000  

 

Michel Louis LÉVY

 

Avec ma gueule de métèque
de Juif errant, de pâtre grec

Georges MOUSTAKI

I. Méthodologie

I.a. Solde migratoire

Le mot “ migrations ”, sans doute par référence aux oiseaux migrateurs, évoque des déplacements de population qui sont à la fois collectifs et sur de longues distances. Mais pour les démographes et statisticiens, la migration commence au déménagement. Pour étudier l’évolution de la population d’un territoire donné, que ce soit la Ville de Paris ou la France métropolitaine, pendant une période donnée, par exemple l’année 1999, ils distinguent le mouvement naturel, naissances et décès, et la mobilité géographique, entrées et sorties. Remarquons immédiatement que l’importance relative de la mobilité géographique est plus grande pour une Paris que pour la France, qu’inversement l’importance du mouvement naturel est plus grande pour la France que pour Paris. A la limite, pour la Terre entière, il n’y a aucune entrée sortie, en l’absence de voyage interplanétaire.

Le repérage statistique du mouvement naturel, en France, est parfaitement organisé par l’état civil. Mais il n’y a pas d’état civil des déménagements. Pour mesurer les migrations, on opère donc par différence. On dispose du dénombrement des habitants à deux dates successives, on dispose aussi des nombres de naissances et de décès enregistrés pendant la période intermédiaire. On calcule d’abord, par différence des effectifs entre les deux dates, l'accroissement absolu ou total, puis on défalque l’excédent des naissances sur les décès. La différence est dite "solde migratoire". Celui-ci est égal à l'excédent, éventuellement négatif, de l'immigration sur l'émigration.  

Les résultats récents du dénombrement de 1999 donnent un exemple de l’imprécision de ce procédé. En mars 1999, il y avait en France métropolitaine 58 500 000 habitants, contre 56 600 000 habitants au recensement de 1990. L’accroissement est de 1 916 000 habitants, alors que l’excédent naturel est pour les neuf années de 1 856 000. Cela fait un solde apparent de seulement + 60 000 personnes. Or, à partir d’estimations de l’immigration, l’Insee avait évalué le solde migratoire sur neuf ans de 1990 à 1999, à + 540 000. Par rapport à cette estimation, le recensement trouve donc en quelque sorte 480 000 personnes (540 – 60) “ en moins ”. 480 000 personnes par rapport à 60 millions d’habitants, l’imprécision est acceptable. Mais par rapport à 540 000, elle ne l’est pas. Et on ne sait pas en quelle proportion cette erreur se répartit entre l’immigration, qu’on aurait surestimée, l’émigration, qu’on aurait sous-estimée, et l’augmentation du sous-dénombrement. Pour améliorer l’estimation, on disposera d’ici l’an prochain des résultats détaillés du recensement, dans lequel il y a la question “ Où habitiez-vous au 1er janvier 1990 ? ”. C’est cette question rétrospective qui dans l’organisation actuelle permet le mieux en France d’étudier les mouvements migratoires.

Ce préambule permet d’énoncer :  

1. La migration, ce n’est pas le franchissement d’une frontière administrative ou politique, cela des millions de touristes et voyageurs le font journellement sans pour autant migrer, la migration – nous ne parlons pas ici des populations nomades - c’est l’installation d’une personne sédentaire dans un nouveau lieu de résidence. C’est donc un processus qui n’est pas instantané, qui a plusieurs phases successives ; la distinction entre immigrants définitifs et temporaires, entre personnes installées et personnes de passage, est souvent conventionnelle. Un consensus est en train de naître, entre statisticiens européens, pour choisir la durée de un an de séjour, pour définir l’installation.  

2. La description statistique des migrations repose sur un double arbitraire, le découpage du temps,  le découpage de l’espace : si on étudie les migrations entre deux recensements, tous les neuf ans, si quelqu’un fait un aller-retour pendant la période considérée, ce double mouvement sera confondu avec l’immobilité. Les migrations “ intercensitaires ”, d’un recensement à l’autre, ne sont pas la somme des migrations annuelles de la période, puisqu’il y a des migrations intermédiaires qui sont ignorées.  De même, les déménagements à l’intérieur du territoire national, sont plus nombreux si on les mesure entre communes plutôt qu’entre départements, si on les mesure entre départements plutôt qu’entre régions. Mais cette remarque dépasse de loin la convention statistique. Elle a une dimension politique, parce que, par exemple, la distinction entre migrations extérieures et migrations intérieures suppose qu’on soit d’accord sur la notion d’intérieur et d’extérieur. Quand j’étais un jeune statisticien, il m’est arrivé de susciter des protestations d’un député de la Martinique parce que j’avais parlé des immigrés antillais. L’interlocuteur voulait bien que je parle des migrants, parce que dans son esprit, cela couvrait les migrations intérieures, mais pas des immigrants, parce que pour lui, l’immigration ne pouvait être qu’extérieure.  

3. Comme la mesure des migrations implique de comparer la résidence à un moment et à un autre, on est obligé, soit de suivre les domiciles successifs des gens au cours du temps - on procède alors à une enquête dite “ longitudinale ”, on interroge plusieurs fois les mêmes personnes (par opposition à “ transversale ”, enquête faite en une seule fois et relative à une situation à un instant donné) – soit de demander aux personnes enquêtées de raconter leur vie - on procède alors à une enquête dite “ rétrospective ” ou “ biographique ”. On peut aussi, mais cela pose des problèmes de confidentialité, suivre des données administratives. Je suis de ceux qui pensent, mais je n’engage que moi, que la France, qui vient d’instituer la couverture maladie universelle et qui se veut à la pointe du progrès informatique et télématique, une bonne statistique des déplacements de la population devrait résulter d’une bonne administration de la Sécurité sociale et n’impliquer aucun “ fichage ” supplémentaire des individus. Ceci dit, si des progrès de la mesure des migrations sont certainement envisageables, il faut garder à l’esprit que la précision absolue, à l’unité près, est illusoire, et même dangereuse. Le démographe belge Michel Poulain, qui est le spécialiste européen des répertoires de population, vient de comparer ce que disent deux pays, je crois les Pays-Bas et la Norvège, quant aux mouvements migratoires entre eux deux. L’immigration de A vers B mesurée en A n’est pas égale à l’émigration de A vers B mesurée en B.   

1.b. Apport démographique

Reprenons la distinction entre mouvement naturel et solde migratoire, appliquons là à un pays entier. Il y a dans les naissances enregistrées sur le territoire étudié des enfants d’immigrés installés. C’est vrai pour toute période de comparaison, mais c’est plus évident si je raisonne sur une longue période. Il y a des enfants nés de père et mère immigrés, arrivés déjà mariés ou se s’étant mariés entre eux, ou qu’ils soient nés d’un seul parent immigré, qui aurait épousé des personnes déjà nées sur le territoire national, un doute s’introduit sur la pertinence de la distinction : ces enfants, nés sur le territoire national, sont comptabilisés dans l'accroissement naturel et non dans le solde migratoire.  

Un exemple frappant est celui des États-Unis. En 1776, ils avaient 2,6 millions d'habitants. Deux siècles plus tard, ils en ont 215 millions. L'immigration joue un rôle fort inégal selon les époques. Au total, le nombre total d'immigrants fut de l'ordre de 55 millions, de 1820 à 1990, dont 30 million entre 1860 et 1920. Même pendant la période de pointe que fut la décennie 1901-1910, avec 9 millions d'immigrants, le solde migratoire n'atteignait que la moitié de l'accroissement total de l'époque. Dira-t-on que l'immigration joue un rôle mineur dans le peuplement des États-Unis, parce que la grande majorité des Américains sont nés sur le sol américain ?  

Ceci conduit à la notion d’apport démographique, qu’a introduit Michèle Tribalat, qui s’efforce de comptabiliser non seulement les migrants entrés dans le territoire mais leur descendance, pour répondre à des questions du genre : “ de combien ce territoire serait-il moins peuplé, s’il n’y avait pas eu d’immigration depuis telle date ? ”. Cette question, parfaitement légitime, a pourtant provoqué de surprenantes polémiques. Avant le recensement de 1990, pour préparer les échantillons de personnes interrogées dans une future enquête sur l’intégration des immigrés, l’INSEE et l’INED ont été amenés à choisir une définition de la population qui serait soumise à l’enquête et à définir comme “ immigrées ” les personnes “ nées étrangères à l’étranger ” et résidant en France au moment du recensement. Cette définition, contingente, avait été en particulier choisie pour ne pas compter comme immigrés les Rapatriés d’Algérie qui étaient français à leur naissance. Mais elle incluait des personnes naturalisées ou devenues françaises. En 1991, les résultats du recensement, qui montrait que les nombres des étrangers et des "immigrés" étaient restés stables entre 1982 et 1990, furent publiés sur fond de montée du Front National et de polémiques attisées par le Figaro-Magazine. Finalement il fallut que Monsieur Marceau Long, vice-président du Conseil d’État et président du Haut Conseil à l'Intégration (qui avait présidé la commission sur la nationalité réunie pendant la première cohabitation par Jacques Chirac, Premier Ministre), flanqué de Jean-Claude Milleron, alors directeur général de l'INSEE et de Gérard Calot, alors directeur de l'INED, publie au mise au point dont voici le graphique. On y voit qu’en 1990 sur 56,63 millions de personnes recensées en France métropolitaine, il y avait 51,76 millions de Français (au sens “ personnes de nationalité française ”) nés en France, 1,29 million de Français par acquisition nés en France, 0,74 million d’Étrangers nés en France, et 2,84 millions d’Étrangers nés hors de France, d’où 4,13 millions d’Immigrés et 3,58 millions d’Étrangers.  

Dernière précaution de langage : les lois de la physique ne sont d'aucun secours. Les vases communicants, l'horreur du vide, et les métaphores de mécanique des fluides - "courant migratoire", "pression démographique" - égarent plutôt qu’elles n’éclairent. On peut s’autoriser cependant une image, celle de “ vague ” que j’appliquerai tout à l’heure à la France, à la rigueur celles de flux et de reflux. Il arrive qu’une minorité de migrants revienne dans le pays de départ. L’image de siphon, aussi, parce que les migrations, une fois amorcées, s’entretiennent elles-mêmes, par regroupement familial. Mais, métaphores ou pas, la migration n’est pas un phénomène physique ; elle résulte toujours d'une décision humaine, au mieux du migrant lui-même, au pire de quelque oppresseur.

 

II. Coups de projecteurs

 

II.a. Formation permanente

 

Avec cette notion d’apport démographique, de multiples questions surgissent. Les immigrés se marient-ils entre immigrés de même origine, épousent-ils des immigrés d’autres origines ou bien se fondent-ils dans la population autochtone par inter-mariages ?  Les migrations ne sont pas seulement un objet statistique, ce sont des phénomènes historiques et sociologiques. Quelles en sont les causes, côté pays d’origine ? Les migrants se sont-ils installés de façon groupée ou de façon dispersée ? Quelles professions exercent-ils prioritairement ? Quelles influences linguistiques, culinaires, culturelles, physiologiques ont-ils eues sur la société d’accueil, à court et à long terme ?  quelles tensions, quelles crises ont-elles éventuellement provoquées ou aggravées ?

 

Chacun sait et beaucoup se souviennent, dans leur chair, dans leur mémoire familiale, dans leur nom, que ce ne sont pas de paisibles déménagements mais des expatriations volontaires ou forcées, pacifiques ou tragiques, qui ont à tout moment modifié la carte des peuplements. L’histoire de l’humanité est faite de migrations, ensuite d’alliances et de mésalliances, acceptées ou rejetées, dont la descendance forme, le cas échéant, de nouveaux groupes. De quel sang était donc Victor Hugo, qui “ dans Besançon, vieille ville espagnole, naquit d’un sang breton et lorrain à la fois ” ? Il était métis, comme tout le monde…

 

Les langages gardent la trace de ces échanges de population.  Ainsi le mot anglais foreign, étranger (Foreign Office), est le "forain" français et rappelle qu’il y a eu de tout temps des marchands se rendant de foire en foire, et résidant loin de chez eux. Souvent, les mots désignant les étrangers en général ou ceux de telle origine, réelle ou supposée, sont chargés de nuance péjorative. Le métèque grec n’était à l’origine qu’un étranger domicilié à Athènes avant de prendre le sens qu’il a aujourd’hui.  Le verbe "baragouiner", est paraît-il la trace des mots bretons bara,  pain, et gwen  vin, articulés par les migrants bretons à l'entrée de quelque estaminet, et témoigne de la perplexité que suscite tout arrivant fruste. Constatons qu’aujourd’hui en France nous avons oublié le lien du mot "étranger" avec "étrange", et mais que  nous imaginons “ l'immigré ” sans qualification alors que l'étranger est réputé qualifié.

 

Parler des migrations est donc délicat. Ceci ramène les auditeurs fidèles de l’utls  aux conférences de la semaine dernière sur le sens. Le concept même de migration des collectivités sociologiques auxquelles le langage attache diverses connotations : dire que tel habitant de Neuilly est né à Pantin,  suggère, avant toute autre information, et qu'on le veuille ou non, une ascension sociale. S’il s'y mêlent des considérations héréditaires, la difficulté redouble. On devrait honorer les parents des Algériens ayant construit leur vie en France. Au lieu de cela la rumeur fait peser sur eux le reproche que Georges Brassens décrivait :

                                     

                                       " Non les brav’s gens n'aiment pas que,

                                                    L'on suive une autre route qu'eux " .

 

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, dit-on. Mais les migrations sont l’histoire. Dans le pays d’origine, ce sont des tensions politiques ou des crises économiques qui les causent.  Dans le pays de destination, on sait par expérience que la présence d’étrangers - pour peu qu’elle s’accompagne d’ignorance ou de préjugés quant à leurs mœurs et leurs motivations, et qu’elle coïncide avec des difficultés économiques – que cette présence d’étrangers, dis-je, peut provoquer des réactions xénophobes ou racistes bénéficiant de la complaisance, voire de la complicité des autorités publiques, trop heureuses de détourner l’attention de problèmes qu’elles ne maîtrisent pas. Ce risque guette tous les peuples. C’est pourquoi il est de la plus haute importance que toutes dispositions soient prises pour le conjurer en particulier pour conjurer l’ignorance. Nous sommes tous en formation permanente, aux deux sens du terme. Ce qui implique que l’enseignement et les média fassent une grande place à l’histoire et à la description des migrations.

 

Chaque pays a évidemment sa sensibilité. Au Mexique, on envisage volontiers l’arrivée des Espagnols du point de vue des Indiens tandis qu’au Brésil, c’est le point de vue du colonisateur qui prévaut. Aux États-Unis l'immigration est fondatrice : les Américains de toutes origines se définissent par leur attachement à la Constitution et à la Bannière étoilée. Au Japon, il n'y a pratiquement pas d'immigration. En Europe, par contraste, il y a eu d'une part d'importantes migrations qui aujourd'hui devien­nent rétrospectivement "internes", à savoir celles des pays du Sud, Italie, Espagne, Por­tugal, Grèce, vers les pays industriels du Nord. Par ailleurs les pays d'Europe ont gardé des liens importants, notamment linguistiques, avec les pays qu'ils ont coloni­sés, ou avec lesquels ils ont des relations politiques anciennes, comme l'Angleterre avec l'Inde, l'Espagne avec l’Amérique latine, l'Allemagne avec la Turquie. Ces liens se traduisent dans certains cas par la présence d'importantes populations immigrées, aux statuts aussi variés qu'il y a de combinaisons entre pays de départ et pays d'arrivée.

 

Pour nous, les thèmes ne manquent pas pour lesquels la science des érudits et le talent des conteurs ont à faire la part de la liberté et de la contrainte, du calcul et de l'aventure, de la force et de la faim : la sortie d'Égypte des Hébreux, les colonies grecques, l'expansion romaine, les invasions barbares, les Croisades, la traite des esclaves, les migrations transocéaniques qui peuplèrent l'Amérique, la colonisation, la décolonisation, les drames des "personnes déplacées" en Europe, l'exode rural, le peuplement des grandes mégalopoles urbaines, la migration du Sud vers le Nord de la Méditerranée, la tragédie des boat-people… et toutes sortes d’autres épisodes historiques qui ont concouru et concourent à la formation permanente des peuples et des langages. Je vais donner rapidement des coups de projecteurs sur trois phénomènes migratoires de grande importance culturelle dont je suggère qu’ils fassent l’objet d’un effort particulier d’enseignement. Comme l’a dit François Héran, mercredi soir, le regard démographique permet une distanciation qui permet en particulier d’affronter les grands traumatismes du passé, y compris les cataclysmes politiques, parce qu’il permet d’instruire le “ jugement de la postérité ”, tout en accordant le bénéfice de la prescription aux générations actuelles. 

 

II.b. Le vertige urbain

 

Je commencerai par l’histoire des grandes villes, ce que j’appelle le vertige urbain.   Les grandes villes ont de tout temps été le but d’intenses migrations. Paul Bairoch est, je crois bien, le seul auteur en qui ait tenté une histoire universelle.  Nous disposons par ailleurs de projections des Nations Unies.


Thèbes en Égypte, dont subsistent Louksor et Karnak, fut probablement la première ville à avoir compté 100 000 habitants. La Rome de l’Empereur Hadrien, puis Constantinople, puis Xi’an en Chine, puis la Bagdad des Mille et Une Nuits approchèrent sans doute le million d’habitants, avant que Pékin au XVIII° siècle, puis Londres au XIX° ne retrouvent ce chiffre. Entre temps, sans atteindre le million, les métropoles portuaires méditerranéennes puis nordiques qu’a étudiées Fernand Braudel, Venise, Gènes, Amsterdam avaient été les puissances de leur temps. En 1800, sur 65 villes dépassant 100 000 habitants, 21 étaient européennes. En 1900, 148 sur 301, et quatre agglomérations dépassent 2 millions : Londres, New York, Paris, Berlin. En 1925, New York et Londres  dépassent 7 millions d’habitants, 31 agglomérations dépassent le million. Les croissances marquantes sont celles de villes européennes d’outre-mer : Buenos Aires, Rio de Janeiro, Los Angeles, Sydney… Au Japon, Tokyo, parvenue eu troisième rang mondial, et Osaka progressent rapidement. En 1950, Londres et New York dépassent 10 millions ; l’Amérique latine (Mexico, Sao Paulo) et l’Asie (Shanghai, Calcutta) commencent à supplanter l’Europe et les États-Unis  dans la liste des agglomérations les plus peuplées. Le cas de Paris est à comparer à celui de Vienne et de Berlin, capitales continentales. La croissance de Londres, puis de New York, vint plutôt de leurs rôles commercial et financier. Ce qu’on a appelé l’ “ explosion démographique du Tiers-Monde ” est plutôt une explosion urbaine, celle de Mexico et Sao Paulo, qui quadruplent en vingt-cinq ans, de Shanghai, de Bombay, du Caire, qui doublent ou triplent.

 

Les grandes villes sont comme des organismes vivants, aspirant alimentation, énergie, eau, refoulant des déchets, faisant circuler informations et marchandises… L’écologie urbaine a accumulé descriptions et monographies, mais n’a pas encore proposé de synthèse convaincante. Il y a là, pour la science des systèmes, un domaine passionnant à déchiffrer, comme l’avait proposé Joël de Rosnay.

 

L’exode rural et l’urbanisation en France méritent évidemment un regard particulier. Sous la monarchie de Juillet et le second Empire, l'industrie commença à se concentrer, aux dépens de l'artisanat rural et du travail à domicile. Les conditions furent certes moins cruelles qu'en Angleterre, où des millions de paysans ruinés par le commerce maritime avaient contraints de se prolétariser, mais ce furent les régions les plus pauvres, montagnardes en particulier, et les catégories au statut le plus précaire (salariés agricoles, puis métayers, puis fermiers; puis petits exploitants artisans et commerçants ruraux ) qui fournirent les effectifs les plus nombreux, chassés par les transformations de la production agricole sous l'influence du machinisme, de l'élargissement des marchés (transports intérieurs et importations), de l'extension des herbages, de l'accroissement des rendements.

 

L’exode rural a un corollaire, l’urbanisation. Celle-ci aurait pu profiter, comme en Allemagne par exemple, à de nombreuses métropoles régionales. Mais en France, l’urbanisation a surtout gonflé la région parisienne. Actuellement, un habitant sur six – 16,7% - réside dans l’un des sept départements de l’Ile de France, autre que la Seine-et-Marne. C’est à peu près la population de la Belgique sur une superficie cinq fois plus petite. L’importance démographique de cette zone qui représentait 3,7% de la population de la France en 1801 et 10,8% en 1901 est passée par un maximum de 17,5% au recensement de 1975 et décroît lentement depuis. Cette concentration fut le fait de provinciaux, mais aussi d’étrangers, dont Paris n’a certes pas l’exclusivité, mais qu’il a toujours reçus en grand nombre.

 

II.c. Le peuplement de l’Amérique

 

Deuxième coup de projecteur, le peuplement de l’Amérique. Il se trouve que la domination culturelle des États-Unis a fait de leurs propres origines une mythologie universelle. Le cycle des westerns et les films classiques peuvent compléter, dans les humanités d’aujourd’hui, l’Iliade et l’Odyssée ou la Chanson de Roland. Pour les premières phases de la découverte, puis de la conquête, puis de la colonisation de l’Amérique latine et du Canada français, nous avons par exemple La Controverse de Valladolid, qui porte sur l’image des Indiens d’Amérique dans la conscience de la catholicité européenne, et Mission qui rappelle la colonisation du Paraguay par les missionnaires jésuites. La colonisation espagnole de l’Amérique du Nord a donné lieu par exemple au cycle des Zorro, l’affrontement des Mexicains et des Américains au Texas à Fort Alamo et au personnage de Davy Crockett. Charlie Chaplin nous a donné la Ruée vers l’Or. Le peuplement du Far West a réactualisé des problèmes qui se sont posés à l’aube de l’histoire humaine. Le conflit biblique entre le cultivateur sédentaire, Caïn, et le berger nomade, Abel, se retrouve dans le conflit entre cow-boys, gardiens de troupeaux, et farmers, planteurs de maïs. Il y a aussi la mythologie tournant autour des États du Sud. Autant en emporte le Vent.

 

Il faut évidemment se rappeler que les productions de sucre, de tabac, de café, de coton et d’or par le travail des esclaves ont été essentielles du 16ème au 18ème siècles pour la puissance économique et politique de l’Espagne, du Portugal, de la Grande-Bretagne, de la France et des Pays-Bas. Vers 1770, il y avait environ 2,5 millions d’esclaves dans les Amériques, produisant environ un tiers de la valeur total du commerce européen. On estime de quinze à vingt millions, suivant les sources, le nombre d'Africains qui furent amenés de force en Amérique, pour servir d'esclaves. Le nombre d’esclaves dans l’ensemble des Amériques aurait doublé de 3 millions en 1800 à 6 millions en 1860, dont environ 4 millions aux États-Unis.

 

Par ailleurs, de 1800 à 1930, environ 40 millions d’Européens s’établirent outre-mer, principalement dans les Amériques et en Australie. De 1800 à 1860, les deux-tiers des immigrants aux Etats-Unis vinrent de Grande-Bretagne et un cinquième d’Allemagne. De 1850 à 1914, la majorité des migrants arrivèrent d’Irlande, d’Italie, d’Espagne et d’Europe de l’Est. En 1930, sur 123 millions d'habitants des Etats-Unis, 14,2 seulement étaient nés à l'étranger : l'Italie arrivait en tête avec 1,8 millions, devant l'Allemagne (1,6), la Pologne (1,3), la Grande-Bretagne (1,2), le Canada (1,2), la Russie (1,1), l'Irlande (0,9). Pourquoi ces pays ? Si on regarde l'Europe de la même époque, au cœur de sa transition démographique, Jean-Claude Chesnais constate que "pour chaque pays de départ, la pointe d'émigration tend le plus souvent à coïncider, à quelques années près, avec le pic de croissance naturelle  ". Il y a donc bien "pression démographique" au départ, et besoin de main d'œuvre à l'arrivée, mais seule la combinaison des deux phénomènes avec les circonstances politiques et économiques expliquent l'ampleur et les dates du mouvement.

 

 

II.d. Personnes déplacées, Réfugiés

 

Troisième coup de projecteur sur un autre phénomène douloureux. Les déplacements forcés de population ont commencé avant la guerre de 1914 avec ceux des Grecs, des Turcs et des Bulgares après les guerres balkaniques de 1911-1912 ; après celle-ci, ce fut le tour des Polonais, Baltes, Hongrois, Allemands et Arméniens en tout environ 600 000 personnes ; et il y eut un million de Russes chassés par la révolution. C’est à cette époque que se place la tentative du “ “ passeport Nansen ” de la Société des Nations. Dans les années 1930, nombreuses furent les personnes à fuir la Chine devant l'invasion japonaise et l'Espagne devant la victoire fasciste. De 1933 à 1945, une dizaine de millions de personnes persécutées par les nazis furent expulsées ou réussirent à fuir.

 

Plus de 30 millions de personnes furent “ déplacées ” au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Polonais, Sudètes, Tchetchènes…. À la même époque, des réfugiés fuyaient la prise de pouvoir communiste sur le continent chinois. A la suite de la création de l'État d'Israël et des guerres israélo-arabes , une grande partie de la population palestinienne se réfugia dans les pays voisins. Des Cubains fuirent la révolution castriste en 1959. Après que la chute de Saigon eut mis fin à la guerre du Vietnam en 1975, des centaines de milliers de Vietnamiens fuirent en bateaux, souvent livrés à la famine et à la piraterie avant d'être secourus ou de débarquer dans un pays voisin. Ailleurs en Asie, la révolution et la guerre ont fait fuir les Kurdes, les Chiites d'Irak et les Iraniens, à la suite de l'instauration d'un régime islamiste à Téhéran. Pendant l'invasion soviétique en Afghanistan (entre 1979 et 1989), plus de 5 millions d'Afghans quittèrent leur pays, la plupart s'installant au Pakistan et en Iran. En 1995, les Afghans constituaient le plus grand contingent de réfugiés dans le monde avec 2 700 000, devant les Rwandais, 2 300 000, et les originaires du Libéria 800 000. Mais les Palestiniens sont 2 800 000, sont toujours comptés à part, parce qu’ils dépendent d’un organisme spécial, distinct du HCR. Par-delà son ampleur, la caractéristique majeure du problème des réfugiés est qu'il s'est aujourd'hui mondialisé. Les flux de réfugiés se sont multipliés et diversifiés. Et il faut bien reconnaître que la littérature statistique n’est pas considérable sur ce sujet.

 

III. Bienvenue en France

 

III.a. Les vagues d’immigration en France

 

J’en viens maintenant à la France.

 

La première poussée de la population étrangère en France date de la monarchie de Juillet, quand la France libérale était un refuge politique pour de nombreux exilés d'Allemagne et d'Europe centrale, aux prises avec des gouvernements autocratiques. Une immigration économique lui succède. Le nombre des étrangers, qui était de l'ordre de 100 000 au début du XIX° siècle, dépasse le million en 1886. La proportion d'étrangers dans la population totale, à peine 1 % en 1851, s'établit au-dessus de 2 % à partir de 1872. Les Belges, qui représentent 40 % du total des étrangers, sont alors les plus nombreux, suivis des Italiens.

 

Pendant la guerre de 1914, pour compenser l’absence des travailleurs mobilisés que les femmes ne suffisaient pas à remplacer, le gouvernement organise l’immigration des pays méditerranéens, des colonies (Afrique du Nord, Indochine) et de la Chine. Quand il faut affronter les conséquences des pertes de guerre, le recours à la main d’œuvre étrangère s’impose encore, en provenance d’Italie, d’Espagne et de Pologne. Malgré les nombreuses naturalisations consécutives à la loi de 1927 sur la nationalité, le nombre d’étrangers augmente alors fortement et atteint 2,7 millions en 1931, soit 6,6% de la population de la France.

 

La crise des années 1930 , survenant alors qu’affluent les réfugiés des pays de l’Est, victimes de persécutions politiques et raciales, provoque le départ de nombreux étrangers, accentué par des manifestations xénophobes. Quand arrivèrent en janvier 1939 des dizaines de milliers de réfugiés espagnols à la suite de la victoire de Franco, le gouvernement Daladier se laissa aller à des mesures répressives, allant jusqu’à ouvrir des “camps de concentration”, comme à Gurs (Pyrénées-Atlantiques), alors que la France manquait de soldats, de travailleurs et de jeunes couples.

 

On sait que la répression est devenue persécution sous le régime de Vichy. Dès juillet 1940, une révision des naturalisations créa la catégorie des “ dénaturalisés ”, qui aurait été ridicule si elle n’avait été criminelle, transformant jusqu’en 1944 environ 15 000 Français en autant d’apatrides. Quelque 80 000 personnes, dont un tiers de Français et deux tiers d’étrangers, furent victimes des mesures raciales et antisémites et déportées. Souvent venues se placer sous la protection de la patrie des Droits de l’Homme, la plupart furent assassinées à Auschwitz et autres lieux sinistres.

 

A la Libération, le nombre d’étrangers résidant en France était tombé à 1,7 million, soit 4,4% de la population de l’époque. Les besoins de la Reconstruction, les brèches causées dans la population active par les deux guerres et par la dénatalité conduisirent les pouvoirs publics à favoriser une immigration "sélective", mais cette politique se heurta à l'hostilité de l'opinion et de syndicats chauvins. L'Office national d'immigration (O.N.I., devenu en 1987 Office des migrations internationales, O.M.I.) est alors fondé pour réserver à l'Etat le monopole du recrutement des immigrés qu'on envisageait très nombreux. Quand ils le devinrent vingt ans plus tard, ce fut en fait le patronat qui l'organisa, sans s'embarrasser d'autres critères que de rentabilité immédiate, laissant à la charge de la collectivité toutes les charges dites aujourd'hui d'intégration, y compris celles découlant de la xénophobie ambiante.

 

A partir de 1956 que s'ouvre, en même temps que la guerre d'Algérie, une période de "tensions sur le marché du travail", qui induit d'importants besoins de main d'œuvre et entraîne l'appel aux travailleurs immigrés. Cette grande vague migratoire dure jusqu'en 1973. L'immigration espagnole se développe d'abord, puis l'immigration portugaise à partir de 1963. Les vagues marocaine, tunisienne puis algérienne suivent, celles d'Afrique Noire n'intervenant qu'en fin de période, avec celle de Turquie.

 

En 1974, une des premières décisions du président Giscard d'Estaing est d'interdire toute immigration nouvelle, théoriquement pour essayer d'enrayer la croissance du chômage qu’allait entraîner le “ choc pétrolier ”. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça n’a rien enrayé du tout. Le solde migratoire de la France métropolitaine, supérieur à 100 000 personnes par an de 1955 à 1973, mais jamais supérieur à 200 000 (sauf en 1962 et 1963, années de l’arrivée des Rapatriés d’Algérie), tombe alors en dessous de 50 000 par an. L'immigration se limite dès lors à l'accueil de réfugiés, du Liban et du Sud-est asiatique, au "regroupement des familles". Une inévitable immigration clandestine, Yougoslaves venus d'Allemagne fédérale, Turcs, Asiatiques, alimente alors le "travail au noir", abondant dans le bâtiment, l'habillement et les services domestiques.

 

III.b. La dislocation de l’Union soviétique et de la Yougoslavie

 

La période d’intenses bouleversements politiques ouverte en Europe en 1989 a été marquée par d’importants mouvements migratoires. Au printemps 1989, l’ouverture des frontières en Pologne, en Hongrie puis en Tchécoslovaquie déclencha un mouvement de migration des Allemands de l’Est vers l’Occident, via les ambassades. Le 9 novembre, l’ouverture et la destruction du mur de Berlin amplifièrent la vague de départ vers l’Ouest. Durant la seule année 1989, environ 1 200 000 personnes quittèrent les pays de l’ancien pacte de Varsovie. La politique du chancelier Helmut Kohl consista alors à échanger en quelque sorte l’arrêt de cette migration contre la réunification et contre la parité “ un mark de l’Ouest pour un mark de l’Est ”,  parité que les partenaires européens de l’Allemagne et notamment la France, enchaînée par les critères de Maastricht et la politique du franc fort, payèrent d’une sévère récession.

 

A la suite de la dislocation de la Yougoslavie, le nombre de personnes obligées de quitter leurs foyers était estimé à près de 4 millions en 1994.  Il faut regretter, mais il n’est jamais trop tard, que l’Union européenne ne se soit pas dotée d’une institution permanente chargée d’investigations démographiques et sociologiques, qui auraient permis de faire le bilan de ces bouleversements et d’en suivre les conséquences et en particulier, sinon de prévenir les affrontements ethniques de Yougoslavie, du moins de les comprendre et d’en atténuer les conséquences humaines. La seule initiative qu’il faut saluer est l’organisation d’un recensement méconnu, en Macédoine, qui, aussi imparfait soit-il, a contribué à maintenir vaille que vaille la paix civile dans cette République instable. Pour le reste, c’est à l’OCDE et non à l’Union européenne qu’on doit de disposer de quelques statistiques de migrations récentes en Europe. Je vous montre ici un graphique extrait du dernier rapport SOPEMI qui va de 1960 à 1997. Le trait continu figure l’accroissement naturel, le trait en pointillé la migration nette. A gauche pour la France, on voit l’arrivée des Rapatriés d’Algérie, puis depuis 1973 presque plus rien. Pour l’Allemagne, on voit d’importants flux et reflux partiels formés surtout de Turcs et de Yougoslaves, puis un afflux considérable culminant en 1989. Depuis la chute du mur de Berlin jusqu’à et y compris la crise du Kosovo, et quoique beaucoup plus densément peuplée, l’Allemagne a accueilli beaucoup plus d’immigrés et même de réfugiés que la France.

 

III.c. Toute immigration est sélective

 

Cette frilosité française pose un vrai problème. En 1992, j’avais publié avec Robert Fossaert un ouvrage intitulé “ Cent millions de Français contre le chômage ” dans lequel le chapitre 4 était intitulé “  Bienvenue en France ”. Nous n’avons eu aucun succès. Aujourd’hui les perspectives démographiques et le retournement de la situation de l’emploi changent la donne. Je vais donc tenter une nouvelle chance.

 

L'immigration et la présence d’étrangers, tout comme l’émigration et la présence de Français à l’étranger sont des phénomènes aussi normaux que la respiration d’un être vivant. La recherche de travail est le facteur prédominant des migrations des d'individus et des familles.  Corrélativement l’ “ intégration ” des immigrés, c’est-à-dire leur séjour paisible, se fait essentiellement par l’emploi. Bernard Stasi a titré un livre :  " l'immigration, une chance pour la France ".  C'est aussi un honneur, puisqu'elle implique une reconnaissance de la prospérité au moins relative de ce pays. Les immigrés accueillis dans un pays aspirent à y travailler, à s’y adapter et à monter dans l’échelle sociale, si on veut bien leur donner leur chance à eux et à leurs enfants. Tout résident s’efforce de parler la langue du pays, de respecter l’essentiel des usages locaux, y compris fiscaux. Ce sont en général des personnes courageuses et entreprenantes qui cherchent à s'établir ailleurs, et celles qui le font en France lui témoignent ainsi un attachement minimal. Pour prendre un exemple, les Algériens vivant en France sont beaucoup plus proches de nos conceptions laïques que des sympathisants islamistes nombreux en Algérie. 

 

Le problème de l'immigration n'est pas dans son principe, mais dans sa masse. Selon la formule, proche du truisme, de Michel Rocard, "la France ne peut accueillir toute la misère du monde ", pas plus qu’aucun pays. Mais quand bien même la France accueillerait 200 000 ou 300 000 immigrés par an, cela ne pèsera pas lourd par rapport à la demande potentielle issue des 4 milliards d'habitants des pays en développement. La nécessité de filtrer est évidemment plus difficile à mettre en œuvre que lorsque la doctrine officielle est de n'admettre personne. Le principe fondamental devrait être que toute demande de visite, de séjour bref ou prolongé en France comme ailleurs, doit être présentée dans le pays d'origine, sauf négociations préalables entre chancelleries, comme celles de l'accord de Schengen.

 

Pour ceux entrés grâce à l'absence de contrôle, la présence en France ne crée aucun droit. L'adoption du principe selon lequel les formalités doivent être commencées dans le pays d'origine justifie l'obligation d'y retourner.  A tous les resquilleurs, il est normal d'enjoindre : "prenez la queue, comme tout le monde!". Je ne parle pas ici des expulsions liées à un délit comme le trafic de drogue qui pose comme vous savez des problèmes à l’intérieur même de la zone de Schengen. Mais le délit de l'immigré irrégulier lui-même n’est pas dans sa présence. L’expulsion est une façon d'exiger la reprise des formalités régulières d'immigration, mais ce n'est pas une interdiction définitive de séjour. Il arrive d’ores et déjà que les policiers reconduisant à l'avion quelque expulsé sympathique lui tapent sur l'épaule en lui disant "à bientôt!" La rigueur de la loi doit surtout frapper les profiteurs de la misère du monde : transporteurs, logeurs, employeurs.

 

III.d. Droit du sol et droit du sang

 

J’ai parlé de l’entrée des immigrés, parlons du séjour. Les étrangers travaillant en France accèdent à toutes sortes de droits. Ainsi la Sécurité sociale et le droit du travail sont applicables à tous les travailleurs, qu'ils soient salariés d'entreprises, installés à leur compte ou employeurs. C'est le fait de travailler qui donne accès à ces institutions, indépendamment de tout critère de nationalité. La naturalisation est une imitation de la nature et est donc non réversible ; acte volontaire du résident, elle devrait être accordée sur simple demande si, par exemple, il y a inscription des enfants dans une école locale.

 

Les mécanismes juridiques et sociologiques du “ droit du sol ” et du “ droit du sang ” pourraient être plus simples à expliquer si on voulait bien d’abord dédramatiser ces appellations. On devrait plutôt parler, par exemple, de “ droit de l’école ” et de “ droit de la filiation ”. Le droit du sol, ce n’est pas seulement le lieu de naissance qui peut être accidentel, c’est l’endroit où l’enfant va à l’école et où il se socialise. Le droit de la filiation, c’est celui qu’ont les parents à donner leur nationalité à leur enfant. L'Allemagne donne une prépondérance au droit du sang et la France au droit du sol, ce qui explique pourquoi en France des en­fants d'immigrés deviennent Français, tandis qu'en Allemagne se perpétuent des commu­nautés étrangères de "Gastarbeiter " : des descendants de Turcs immigrés en Allemagne et qui se marient entre eux peuvent rester indéfiniment résidents turcs en Allemagne, tandis que des descendants d'Algériens immigrés en France et qui se marient entre eux finissent, dès la troisième génération, par devenir français.

 

La politique visant à l’intégration des étrangers n'implique cependant pas que l'entrée dans la nationalité doive être systématiquement encouragée, ni même proposée comme un aboutissement. Entrer en France, pour y travailler et pour y vivre, n'est pas forcément devenir citoyen français. Il n'y a aucun mal à rester étranger en France. Intégrer à tout prix, c’est l’histoire du boy-scout qui voulait faire traverser la vieille dame. La nationalité future relève de la liberté individuelle, des circonstances professionnelles et familiales et aussi de la souveraineté nationale. C’est en ce sens que je dis qu’il est souhaitable d’intégrer les immigrés… aux étrangers. L’important c’est la parité des passeports, celui de la Sierra Leone et celui des Etats-Unis, ce n’est pas de donner un passeport français à tout le monde.

 

Conclusion. Renouveler les humanités.

 

L'école et les média, ai-je dit, ont un rôle fondamental à jouer dans la présentation des mœurs des populations des pays d'où provient l'immigration, et dans leur bonne compréhension. Beaucoup d'instituteurs ont déjà trouvé dans la mode de la recherche généalogique une façon de faire faire connaissance à leurs élèves, originaires de différents pays et milieux sociaux. Mais ils manquent de documentation. Ces conférences de l’utls donnent un exemple de commande publique, organisées sur l’initiative de M. Allègre et de Mme Trautmann, c’est-à-dire sous l’invocation de l’Éducation nationale, de la Recherche, de la Culture et de la Communication. Les Universités et les établissements de recherche devraient être mobilisés sur un vaste chantier, ouvert pour redonner un sens au beau mot d’humanités, au pluriel, qui désignait l’enseignement que recevaient autrefois les jeunes bacheliers. Il conviendrait en particulier de remplacer notre conception négative de la laïcité – ne pas aborder les questions religieuses – par une conception positive : ne pas hésiter à comparer, non pas les dogmes, mais les pratiques effectives, les rites, les calendriers, ce qui conduirait à des cours combinant l’astronomie élémentaire, la linguistique, l’anthropologie familiale, l’histoire des civilisations et des religions. Le lycée pourrait, en ces temps d’année 2000, expliquer les approximations de l’année julienne et de l’année grégorienne, les phases de la lune, les fluctuations de la date de Pâques, la date du ramadan et celle du nouvel an chinois, dire où, en Europe et autour de la Méditerranée, on parle une langue latine, germanique, slave, finno-ougrienne, arabe, où on écrit en caractères latins, cyrilliques, grecs, arabes ?  Quelles sont donc les données du conflit entre les Serbes et les Croates, qui parlent la même langue, dite serbo-croate ? Entre Irlandais, qui sont tous chrétiens ? Entre Kurdes et Turcs, qui sont musulmans ? Voilà une forme moderne d'instruction civique, où on comparera librement les institutions, les fêtes et calendriers, les rites religieux, les langues et écritures, et les motivations de bon nombre d’immigrés. 

 

Bienvenue en France. Faisons connaissance.


RÉFÉRENCES

 

Paul BAIROCH De Jericho à Mexico : villes et économie dans l'histoire. - Gallimard, 1985

Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II

Stephen CASTLES and Mark J. MILLER : The age of migration : international population movements in the modern world  - 2nd ed. - Macmillan Press, 1998. - XVI-336 p.

Jean-Claude CHESNAIS : La transition démographique : Etapes, formes, implications
économiques.
– INED, Travaux et documents ; cahier nº 113, 1986

Robert FOSSAERT et Michel Louis LÉVY : Cent millions de Français contre le chômage, Stock, 1992. - 150 p. 

Les immigrés en France : portrait social INSEE, Contours et caractères, 140 p., 1997

Nations Unies. Division de la population : Urban agglomerations 1996 (1997)

  Michel POULAIN : “ Les statistiques urbaines au sein de l'Union européenne ”, dans  Données urbaines, coordonné par Denise PUMAIN et Marie-Flore MATTEI , Paris, Anthropos, 1998, p. 241-258

Joël de ROSNAY : Le Macroscope. Vers une vision globale , Seuil, 1975.

Gildas SIMON : Géodynamique des migrations internationales dans le monde, PUF, 1995.

SOPEMI (Système d'observation permanente des migrations) : Tendances des migrations internationales Rapport annuel édition 1999 OCDE 350 p.

  Bernard STASI : L'immigration une chance pour la France, Robert Laffont 1985

  Pierre Jean THUMERELLE : Peuples en mouvement, la mobilité spatiale de la population, SEDES, 1986

  Emmanuel TODD : Le destin des immigrés, Seuil, 1994

  Michèle TRIBALAT (dir.) : Cent ans d'immigration. Etrangers d'hier, Français d'aujourd'hui.
Apport démographique, dynamique familiale et économique de l'immigration étrangère

Michèle TRIBALAT : De l'immigration à l'assimilation : enquête sur les populations
d'origine étrangère en France
/ avec la participation de Patrick SIMON et Benoît RIANDEY La Découverte et INED, 1996. - 302 p.
 

 

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