La Pensée et l'Écriture
Michel Louis Lévy
Les lecteurs des trois premiers tomes de " La pensée juive "
d'Armand Abécassis se sont certainement déjà précipités sur le quatrième, impatients
de savoir comment l'auteur allait traiter de la période du Second Temple, du retour de
l'exil de Babylone à la chute de Jérusalem. Disons tout de suite à ceux qui ne les
auraient pas lus qu'ils peuvent commencer sans remords par ce volume qui pourrait
s'intituler " tout ce que voulez savoir sur le christianisme avant Jésus
sans jamais oser le demander ".
Nous avons plusieurs fois ici-même réclamé une histoire politique de l'ancien État
d'Israël, qui serait débarrassée des légendes qu'y ont introduites les Évangiles.
Celui qui l'écrira gagnera beaucoup de temps en lisant Abécassis. Non que l'histoire
soit vraiment son sujet. Mais il rappelle utilement des faits occultés par l'enseignement
clérical dont a hérité notre prétendue laïcité : le rôle de la
" Grande Assemblée ", qui, au retour de l'exil perse, vers la fin du
troisième siècle avant l'ère commune, fixa l'essentiel du rituel et du calendrier du
Temple, à l'origine de ceux de la Synagogue, puis, après la révolte des Macchabées
contre la tyrannie d'Antiochus Epiphane, la relative prospérité du règne de Yohanan -
Jean Hyrcan, de -134 à -104, période d'expansion territoriale, de conversions forcées
et d'hellénisation. On apprend au passage que la crucifixion des vaincus n'était pas du
tout à l'époque une spécialité romaine.
Ce qui intéresse Abécassis, c'est la réaction de la spiritualité juive face à ces
événements politiques, telle qu'elle se traduit dans ses diverses manifestations
littéraires. Là encore, il rendra bien des services à ceux qui n'ont que de très
vagues idées sur les livres de Zacharie et de Daniel, restés dans les
Bibles juive et chrétiennes, sur le Siracide (dit aussi Ecclésiastique )
canonique pour les seuls chrétiens, sur les livres de Hénoch et des Jubilés
, considérés le plus souvent comme apocryphes et sur les écrits
" esséniens " découverts dans les manuscrits de la Mer Morte, comme
le Rouleau du Temple ou la Règle de la Communauté .
Abécassis ne discute ni des controverses sur la datation ou l'enchaînement de ces
ouvrages ni des différents courants de pensée qui leur auraient donné naissance. Il
lit, il cite, il date selon l'opinion la plus commune. Il explique par exemple ce qu'on
sait des Esséniens depuis Flavius Josèphe et Pline et admet que la communauté de Qumran
en faisait partie. Ses deux soucis essentiels sont ailleurs. Le premier est de montrer que
toute cette littérature constitue un chaînon non pas manquant, mais véritablement
censuré, de diverses façons et de divers bords, dans la continuité allant de l'
" Ancien " au " Nouveau Testament ". Son second
souci est de réhabiliter les Pharisiens, dont la réputation a souffert de deux
millénaires de lecture et d'enseignement des Évangiles par les églises chrétiennes en
général et par l'Église romaine en particulier.
Abécassis étudie d'abord la littérature apocalyptique, à partir du livre de Daniel.
Il la présente comme une réaction à la souffrance injuste de ceux qui observent et
transmettent les lois de la Torah, persécutés par les tyrannies mède puis perse puis
grecque puis romaine. Il fait plusieurs rapprochements avec notre époque, après la Shoah.
Il explique que l'apocalyptique constitue une troisième catégorie des Midrachim,
cette dialectique propre à la tradition juive, fonctionnant par raisonnements et par
paraboles inspirés des versets bibliques. Les deux autres catégories sont celles de la Halachah
, déterminant les règles pratiques de comportement (par exemple, quels travaux sont
interdits le Chabbat ?) et de la Haggadah, authentifiant des récits
édifiants mettant en scène des personnages de la Torah ou des Sages du Talmud.
Abécassis étudie ensuite diverses figures ultérieurement reprises par les
Évangiles, celles du Fils d'Homme, du Serviteur souffrant, du Bon pasteur, du Messager
transpercé. Il consacre un grand développement à l'épisode évangélique de la
Samaritaine, expliqué par la métaphore classique qui assimile la Loi et l'eau. Mais il
s'attache surtout à la bataille menée par les Pharisiens contre leurs propres
compatriotes, d'abord contre le pouvoir politique, notamment quand celui-ci prétend
cumuler les fonctions du Roi et du Grand Prêtre, ensuite contre les milieux assimilés,
qui succombent aux charmes de la culture grecque. Les deux " bêtes
noires " des Pharisiens sont d'une part les Sadducéens, parti aristocratique
proche du Temple et du Roi, et d'autre part les Samaritains, peuple qui descend de
l'ancien Royaume d'Israël et qui, resté sur place pendant l'exil de Babylone, a été
fortement paganisé. Saducéens et Samaritains ont en commun de rejeter les enseignements
et commentaires pharisiens et donc de ne prétendre reconnaître que la seule Loi écrite.
Mais comme celle-ci a forcément besoin d'interprétation, ils opposent en fait leurs
propres lois orales à celle que les Pharisiens élaborent. Abécassis a beau jeu de
montrer que contrairement à l'idée reçue, ces contre-lois sont plus rigoureuses, par
exemple en matière de pureté corporelle, que celles des Pharisiens.
Comme tout ouvrage théologique, celui-ci appellera controverses. Limitons-nous ici à
signaler une erreur dans le tableau p. 357, où il est dit du calendrier pharisien qu'il
fixe Pessah' au mercredi 15 Nissan, alors que la Pleine Lune peut évidemment
tomber n'importe quel jour de la semaine. Et suggérons à Abécassis qu'il consacre plus
de place, dans le tome 5 de La pensée juive , aux questions de langue et de
traduction, qui jouent certainement un rôle essentiel dans tous les schismes de
l'histoire.