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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES DÉMOGRAPHES DE LANGUE FRANCAISE (AIDELF)
Séminaire d'Aranjuez (27-30 septembre 1994)

Le secret de la paternité
Des Dix Commandements au Code Civil
et à la Sécurité sociale

Michel Louis Lévy

Il y a trois choses qui me dépassent
et quatre que je ne connais pas :
le chemin de l'aigle dans le ciel,
le chemin du serpent sur le rocher,
le chemin du vaisseau en haute mer,
et le chemin de l'homme en la femme.

Proverbes 30, 18-19

Mythes grecs et bibliques, Iphigénie et fille de Jephté, Mille et Une Nuits et tribalisme arabe, Belle Hélène et Amants de Vérone, vendetta corse et mafia sicilienne dessinent de supposées moeurs familiales, faites d'absolutisme patriarcal, de luttes de clans, de violence, de soumission des femmes, des filles et des soeurs… Qualifier ces moeurs de “méditerranéennes” est sans doute géographiquement justifié, mais postule l'existence d'une civilisation primitive qui aurait autrefois régné tout autour du bassin méditerranéen et dont procéderaient les rameaux hébraïque, grec, romain, arabe…

Cette communication examine l'hypothèse que cette “civilisation” est un point de passage obligé sur le chemin de la découverte, par l'esprit humain, de toutes les dimensions du secret de la paternité. Si cette hypothèse est exacte, ces moeurs n'auraient donc rien de spécifiquement méditerranéens. La Méditerranée interviendrait dans cette histoire seulement parce que c'est sur ses rives qu'accédèrent à la transcendance les Hébreux devenant juifs, les Grecs chrétiens, les Arabes musulmans et les Romains catholiques… Les moeurs prétendument méditerranéennes seraient, si l'on veut, les traces de ce qui existait du temps d'Homo sapiens, avant qu'il ne devienne, en inventant l'écriture, Homo sapiens sapiens

Poursuivant cette réflexion, je poserai que l'institution du mariage selon la loi est la réponse à l'impossibilité de prouver la paternité et regarderai comment l'Eglise, puis le Code Civil, puis la Sécurité Sociale ont prétendu traiter cette affaire et ses conséquences.

1. Paternité et mariage

Le lien maternel et le lien paternel ne sont pas de même nature. Le lien maternel - grossesse, accouchement, allaitement - est physique, direct, expérimental. Le lien paternel est intellectuel et n'est compris que par réflexion. “Dis Maman, comment on fait les bébés ? ” La trinité père-fils-esprit est indissociable.

Il est rare qu'une mère abandonne son enfant, et celles qui le font ont en général des excuses. Le risque, au contraire, que le père disparaisse dans la nature est considérable, les filles "séduites et abandonnées" le savent depuis la nuit des temps. D'innombrables légendes et romans tournent autour de la question “qui est le père ?”. Aujourd'hui les séries américaines que présentent nos chaînes de télévision présentent de multiples variantes sur ce thème : “qui est mon père ?” “ suis-je le père ?” “ton père n'est pas celui que tu crois” etc.

Quel est le rôle du père dans le règne animal  ? Comment l'humanité naissante a-t-elle établi le lien entre le rapport sexuel et la naissance ? Je ne connais pas la littérature sur ces thèmes et présenterai quelques réflexions de bon sens.

Ce doit être plutôt des femmes qui, observant la similitude entre le cycle menstruel et le cycle lunaire, puis la disparition des règles pendant la grossesse, ont établi et transmis de mère en fille que la durée normale de la grossesse était d'un peu plus de neuf lunes et que tous les rapports sexuels n'étaient pas forcément féconds. D'où il résultait que la seule solution pour être certaine de l'identité du père de ses futurs et hypothétiques enfants était de n'avoir de rapports sexuels qu'avec un seul homme, ce qui prohibe la “polyandrie” (plusieurs maris), frappe d'opprobre la prostitution féminine, “le plus vieux métier du monde” et entraîne l'utilisation du mot “polygamie” (plusieurs mariages) pour la seule “polygynie” ( plusieurs épouses).

Cette concession unilatérale donne “depuis toujours” un avantage décisif au sexe masculin. La longue lutte du féminisme commence là, qui vise à réduire cet avantage en enserrant les hommes dans un réseau de rites et institutions qui les oblige - quoi qu'il leur en coûte - à reconnaître le “fruit de leurs oeuvres” et leurs responsabilités à l'égard de la mère et de son enfant. Derrière l'éternel "est-ce que tu m'aimes ? " se cache : "seras-tu là si j'accouche ?".

Le centre universel de ces rites et institutions est le mariage, c'est-à-dire la constitution publique des couples susceptibles de relations sexuelles. Le mot "mariage" évoque étymologiquement la maternité. A Rome, la femme n'épousait pas ; elle quittait la condition de fille pour celle de femme. La latin disait qu'elle était donnée, ou emmenée, in matrimonium, pour accéder à l'état de mater , mère. (Une seconde institution, dont nous ne parlerons pas ici, est la désignation sociale de l'enfant par le nom du père).

Mais les femmes ont beau promettre de n'avoir de rapport sexuel qu'avec un seul homme, celui-ci n'a jamais de preuve absolue de cette fidélité. C'est dans cette situation que s'élaborent les anthropologies que je propose d'appeler “méditerranéennes” dans lesquelles la paternité n'obéit qu'à la biologie. Cela conduit à la sublimation des liens charnels, à l'exaltation de la virilité et surtout à la suspicion à laquelle est soumise la vertu des femmes, suspicion dont découlent la nécessaire soumission des filles à leur père, des soeurs à leurs frères et des épouses à leur mari. Dans ce contexte, le mariage est une affaire masculine qui se règle entre père, beau-père et gendre. La conception hors-mariage est impossible et voue aux opprobres mère célibataire et enfant bâtard. La pire injure est de mettre en doute la filiation de l'adversaire (Fils de chienne!).

La lutte des femmes consiste alors à améliorer en leur faveur le contenu du contrat qu'est le mariage, c'est-à-dire à obtenir des contreparties à leur concession initiale et à le faire garantir par une autorité transcendante, tribu, cité, Etat, bref société. Autrement dit, elles demandent l'intervention d'une autre loi que la seule loi naturelle. Mais ce faisant, elles tendent à dissocier le mariage “légitime”, celui que reconnaît la société, et l'union biologique, qui n'appartient qu'aux amoureux.

Depuis qu'il y a des hommes, le mariage devant témoins a pour première fonction de donner un père aux futurs enfants d'une femme, le vrai (le biologique) autant que possible, ou un autre dans certains cas. Contrairement à une idée reçue, ce mariage est une conquête des femmes. c'est une liberté que leur accorde la société : "du moment que nous tenons un père pour vos futurs enfants, vous pouvez procréer comme bon vous semble".

Mais cette conquête a, entre autres conséquences, de distinguer les enfants légitimes des autres. La règle “tout enfant né dans le mariage a pour père officiel le mari” a pour réciproque obligée “tout enfant né hors mariage n'a pas de père officiel”. Cette inégalité des enfants selon le statut de leurs parents est d'ailleurs un argument fort en faveur de la polygamie. Si un homme a des enfants de plusieurs femmes, le statut des enfants reflète celui des mères. Un détour par la Bible va être, à ce stade, fort éclairant.

2. Mythes bibliques

La Bible donne en effet une place considérable à la paternité, et ce n'est pas par hasard si les lettres du mot AB, père en hébreu et en arabe, sont les deux premières de l'alphabet hébreu et le sont restées en arabe, grec, latin, etc.

Adam et Eve, et pour cause, n'étaient pas mariés ! A partir de quand forment-ils un couple ? En Genèse 4,1 Adam s'unit à " Eve sa femme ", qui conçoit Caïn, le premier enfant. C'est la première fois que cette expression apparaît, ce qui semble indiquer que le premier rapport sexuel fécond fonde le mariage biologique. Mais précédemment, c'était déjà "Adam et sa femme " (Ge. 3,8) qui s'étaient cachés (isolés) après avoir mangé le fruit. C'est donc le premier passage à l'acte, même non fécond, qui crée le couple.

Quand au même verset Ge. 3,8 "Dieu se promène dans le jardin, à la brise du jour ", Il est Seul à savoir si “la petite graine” va germer. Ce verset fonde le secret de l'union sexuelle, secret que la femme ne peut garder que s'il n'y a pas de grossesse. L'homme, lui, ne garde aucune autre trace que le souvenir de son désir et de son plaisir. Cet avantage masculin se traduit dans les sanctions du “péché originel” (Ge 3, 16-17) : la femme non seulement enfantera dans la douleur, mais sera dépendante de celui qui l'aura fécondée. Quant à celui-ci, il est condamné à éprouver, quand il “mangera son pain, la sueur de son visage ”. De fatigue ou de honte ?

"Adam, ici présent, reconnais-tu avoir pris la Femme, ici présente, comme épouse ? " - "Oui, j'ai mangé".

"Femme, ici présente, reconnais-tu avoir pris Adam, ici présent, comme époux ? " - "Oui, j'ai mangé".

Le mariage est l'aveu d'un secret, ici devant Dieu. Alors seulement Adam donne le nom de "Eve" à celle qui sera de toute façon la mère de ses enfants. Ainsi la mariée signe pour la première fois de son nom d'épouse. En disant "oui" devant la Société, le mari manifeste sa confiance et accepte que tous les futurs enfants de la femme soient ceux du couple : le nom qu'Adam donne à Eve la désigne comme "la mère de tout vivant ". Le couple peut alors naître au monde, porteur de son livret de famille. Sortis de leur paradis, sur la porte du jardin d'Eden, les amoureux ne sont plus seuls au monde.

La culture commune a retenu le "jugement de Salomon", qui porte sur les incertitudes de la maternité. Celles de la paternité sont pourtant souvent évoquées par la Bible. Ainsi à Sodome, où tout le monde couche avec tout le monde, comment voulez-vous savoir qui est le père de qui ? Le seul recours est la mère, et encore…. L'enfant n'a pas à douter que celui que sa mère désigne comme tel soit son père. Un problème peut venir du doute de la mère, qui engendrerait des déséquilibrés : quand, pendant la destruction de Sodome, la femme de Lot se retourne pétrifiée sur la ville où périssent ses amants, elle devient aussi stérile qu'une statue de sel. Ses filles seront délibérément incestueuses, mais après tout, peut-être ne le sont-elles pas, si Lot n'est pas leur père…

Après ces préliminaires, c'est Ab-ram, père élevé, futur Ab-raham, père des multitudes, qui va expliciter le concept de paternité, sous ses trois formes : paternité adoptive d'Eliezer, paternité biologique d'Ismaël, paternité légitime d'Isaac. Pour parler bref, Ismaël est le fils naturel d'Abraham et de sa servante Agar, qui sera abandonné (“Dieu y pourvoira”), tandis qu'Isaac est le fils bien-aîmé, annoncé à sa femme Sarah, qui recevra l'héritage, l'enseignement et la sagesse de son père.

Au verset 22 du chapitre 18 de la Genèse, pendant que Sarah est enceinte d'Isaac, se mettent en place les deux interlocuteurs d'un prodigieux marchandage, qui va établir la nécessité minimale de Dix Justes pour sauver Sodome et assurer la continuité de la ville. Le Texte original dit que l'Eternel se tient devant Abraham.. Par révérence, les scribes hébreux ont interverti : ils ont écrit qu'Abraham se tient devant l'Eternel , tout en gardant trace de cette correction. Cela signale qu'en matière de filiation, il arrive que la biologie elle-même, qui relève du divin, s'incline devant la sentence du tribunal humain, qui met de l'ordre là où règne la confusion (autorité de la chose jugée).

Aujourd'hui des rumeurs prétendent qu'une part non négligeable des premiers-nés légitimes ne sont pas du père officiel, mais que la révélation de la Vérité biologique troublerait non seulement l'ordre public, mais aussi la stabilité psychologique des intéressés [2] .

Notons ceci d'essentiel : jamais il n'est précisé qu'Abraham “soit allé vers” sa femme comme vers Agar. D'ailleurs quand Sarah apprend sa prochaine maternité, elle éclate du Rire qui donnera son nom à Itzhaq (onomotopée signifiant “rira”) en disant qu'elle n'a plus ni règles, ni plaisir avec son mari trop vieux (Ge. 18, 11-12). Il est logique qu'Abraham ait ensuite quelque doute qu'Isaac soit bien son fils, et qu'il soit bien près de le sacrifier, mais la vision de son propre poignard lui rappelle le cordon ombilical : l'enfant de sa femme légitime est son fils légitime [3].

La Loi sera promulguée au Sinaï, sous la forme : “Honore ton Père et ta Mère”, qu'il est loisible de traduire : “Sache qui sont ton Père et ta Mère”. Mais les décrets d'application de la Loi posera problème à Josué dès l'entrée en Canaan : Rahab (= “large”), la prostituée de Jéricho, ayant reçu deux visiteurs la même nuit, sera bien embarrassée quand, après sept jours de retard de règles, marqué chacun par des sonneries de trompettes, elle saura qu'elle tombe enceinte quand tombe l'enceinte. Qui est le père ?

Quant à l'Evangile, elle dénonce Ponce-Pilate, représentant la puissance publique, qui rend la liberté à celui qui se nomme “Fils de son père” (Bar-Abbas) mais se lave les mains du problème de cet Autre, né comme Isaac après Annonciation et sans rapport sexuel, qui se dit “Fils de l'Homme”, sans autre précision : "Pourquoi m'as-tu abandonné  ?" lance-t-Il finalement à ce Père silencieux. La controverse qui va séparer le judaïsme rabbinique du christianisme est l'abolition de toute différenciation entre humains. L'Epitre aux Galates, en particulier, abolit toute distinction, non seulement entre peuples (“Ni Juif, ni Grec ” (3, 28), mais aussi entre “le fils d'Agar et celui de la femme libre ” (4, 22-31), c'est-à-dire entre enfants de femme mariée ou non-mariée.

Le Coran ira encore plus loin, en révérant Ismaël au même titre qu'Abraham et Isaac, et Jésus au même titre que Moïse. C'était nier toute autre Loi que la loi naturelle. Allahë n'est jamais Dieu-le-Père, puisque chacun a un Père à la fois biologique et légal. Et les descendants du Prophète le sont en toute certitude. L'Islam fige ainsi une forme cohérente de la civilisation “méditerranéenne” que nous cherchons, mais perpétue de père en fils le “complexe d'Ismaël”, suspicieux à l'égard de toutes les femmes, dont une récente manifestation a été la condamnation de Salman Rushdie, dont le seul tort est d'avoir rappelé aux Musulmans les égarements de leur ancêtre Abraham (Ibrahim).

3. Des registres paroissiaux au Code civil

La mise en place de tribunaux pour célébrer les mariages et statuer en matière de filiation, la rédaction des lois qu'ils auraient à appliquer a été et reste la grande affaire de l'Humanité. La possibilité puis l'organisation de l''enregistrement écrit des mariages en fut certainement une phase essentielle. En hébreu, le contrat de mariage, la "ketoubah ", est de la même racine KTB qui signifie écrire, que le mot arabe bien connu, mektoub , c'est écrit.

Les formes que l'Eglise donna aux règles du mariage - exogamie, monogamie, obligation des bans, consentement des parents et des époux, impossibilité du divorce, preuve par acte écrit - sont de celles qui ont modelé l'Occident. Il y a d'abord Genèse 2, 24 "c'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair ", qui constate l'union indissoluble, pour les siècles des siècles, des deux parents de chaque enfant. Il y a ensuite l'indissolubilité du mariage chrétien - "ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas " (Matthieu, 19,6 - Marc, 10,9),

Que les registres de l'Eglise descendent des registres que l'Empereur Hadrien institua pour les seuls citoyens romains ou des registres institués par les Pharisiens et Sadducéens pour les prêtres de Jérusalem, ils manifestèrent en tout cas le souci des premiers évêques de contrôler la filiation de leurs ouailles, c'est-à-dire les bonnes moeurs de leurs fidèles. On sait que l'obsession exogamique prit à certaines époques une ampleur incroyable. Pour vérifier que vous n'êtes pas en train d'épouser votre cousine au huitième degré, il faut une sérieuse organisation de la généalogie administrative, dont bénéficient aujourd'hui ceux qui retrouvent leurs ancêtres dans des registres de catholicité fort anciens. Mais toute preuve écrite repose sur des témoignages et n'abolit nullement le secret de la paternité, ce qui conduisit d'ailleurs l'Eglise à dissocier la parenté enregistrée et la parenté spirituelle, en instituant les parrain et marraine.

En définissant, améliorant, contrôlant les registres de mariage, l'Eglise catholique cumulait un pouvoir séculier et un pouvoir religieux. Jean-Jacques Rousseau dénonce cet excès de pouvoir dans la note finale du Contrat social " : Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte. (…) Maître de marier ou de ne pas marier les gens selon qu'ils auront ou n'auront pas telle doctrine, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l'Etat même, qui ne saurait subsister n'étant plus composé que des bâtards ? "

C'est contre ce pouvoir que se fit la Révolution française. Ce qui animait nombre de députés à la Constituante, Mirabeau en tête, c'est d'établir la Liberté, contre le pouvoir que l'Eglise reconnaissait au père de famille (“tyran” domestique) d'empêcher le mariage de ses enfants majeurs et d'établir l'Egalité entre enfants légitimes et bâtards. La Constitution civile du clergé (12 juillet 1790), préparée sans concertation avec Rome, disposait qu'évêques et curés seraient des fonctionnaires publics payés par l'Etat, devant à ce titre prêter serment " de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution ". Un schisme s'ensuivit entre prêtres "jureurs" et "réfractaires", dans lequel la population fut entraînée à son corps défendant, précisément lors des mariages, selon qu'elle s'adressait - ou répugnait à s'adresser - à un prêtre de l'un ou l'autre camp. La déclaration de guerre (20 avril 1792) radicalisa le conflit entre la Cour et l'Assemblée, que manifesta un veto de Louis XVI (11 juin) s'opposant une nouvelle fois à la déportation des prêtres réfractaires. L'anarchie ambiante qui n'épargnait pas l'état civil et qui culmina tragiquement lors des massacres de septembre, emportèrent les scrupules politiques. Se séparant pour laisser place à la Convention, l'Assemblée Législative institua l'état civil. ; le titre VI et dernier de la Loi du 20 septembre 1792 dispose des conditions de transfert aux municipalités et de clôture des registres tenus par les curés [4].

Les textes avaient été préparés par des légistes modérés comme le député provençal Durand-Maillane, soucieux de "faire cesser cette honteuse et funeste guerre d'autorités qui (…) n'aurait jamais dû s'élever entre deux puissances établies de Dieu, chacune, selon leur fin, pour le bonheur des hommes " (cité par [5]). Ces jurisconsultes se rattachaient à la tradition gallicane, et leur souci principal était d'affirmer l'autorité du roi de France sur le pape. Ils pensaient qu'éclairés par la Raison, ils réformeraient aisément les injustices du droit canon, par exemple pour établir l'égalité des enfants légitimes et illégitimes. Las! ils allaient buter contre le secret de la paternité : Théophile Berlier, président du Comité de législation de la Convention, exprima très exactement cette impuissance : "S'il y avait, écrit-il,un signe certain auquel la paternité pût être reconnue, la nature et la justice invoqueraient, en faveur de l'enfant, l'exercice de l'action qui pourrait conduire à la découvrir ; mais il n'y a rien de semblable, et ce sont les secrets mêmes de la nature qui, en ce cas, restreignent l'exercice de ses droits "  (cité par [6]).

Bonaparte, promulguant le Code Civil, eut le mot de la fin : “Les concubins ignorent la loi, que la loi les ignore !”

4. Mariage social

Aujourd'hui, nous dit-on, tout est changé. Adam peut éviter le risque de paternité, et Eve gagner son pain toute seule. Pourquoi la société exigerait-elle un lien public ? D'ailleurs, si l'enfant vient, quel inconvénient à n'être pas marié ? La Sécurité sociale couvre la femme salariée. Quand elle ne l'est pas, elle assimile la concubine à l'épouse, s'il y a vie maritale, et si l'intéressée est à la "charge effective, totale et permanente " de l'assuré ; et elle se contente de déclarations sur l'honneur, qui sont contrôlées avec bienveillance.

La désuétude du mariage est donc une illusion. Tout se passe comme si un mariage social, sans cérémonie, et sans publication de bans, avait vocation à remplacer le mariage civil: il suffit de faire une croix dans la case "vit maritalement avec l'assuré " de la feuille de Sécurité sociale. A une "équipe" dotée d'un capitaine, où les rôles étaient distincts, a succédé une "association" égalitaire, et pouvant être facilement dissoute. La législation libérale de 1975 a favorisé le divorce, mais a plutôt accompagné que provoqué l'évolution. D'ailleurs au mariage social ne correspond pas de divorce social, sauf à considérer comme tels les contrôles que fait la Sécurité sociale en cas d'abus. Le mariage civil est de moins en moins l'acte fondateur d'un couple.

Le développement des méthodes modernes de contraception a rendu l'activité sexuelle beaucoup moins dépendante du statut matrimonial. Le niveau d'études atteint par les jeunes filles et leur autonomie économique ont rendu fréquemment sans objet la protection juridique que le statut de femme mariée donnait aux épouses sans profession ou sans qualification. Tout cela explique que beaucoup de couples menant une vie conjugale incluant cohabitation et procréation se dispensent aujourd'hui - au moins provisoirement - de la cérémonie matrimoniale.

Par ailleurs, l'égalité reconnue, en matière de protection sociale, aux couples mariés et aux couples vivant maritalement, a contribué à rendre moins utile la "régularisation" par mariage que les couples décidaient antérieurement au moment de la naissance d'un premier enfant.

Le statut de "couple de célibataires", accepté par une société oublieuse de l'ancien adage, qu'aime à rappeler le Doyen Carbonnier, "Boire, manger, coucher ensemble, c'est le mariage, ce me semble ", est d'autant plus séduisant que ce statut entraîne parfois des avantages. Ainsi Evelyne Sullerot a montré que l'assistance accordée aux mères célibataires peut avoir comme "effet pervers" d'inciter certaines femmes, sinon à se présenter abusivement comme telles, du moins à prolonger exagérément leur situation en déclarant avec retard leur "entrée en cohabitation", que ce soit ou non avec le père de leur enfant.

Dans cet exemple, il y a détournement de l'intention du législateur, qui visait à venir en aide aux femmes séduites et abandonnées, et évidemment pas à encourager le célibat des mères. Plus généralement, le fait que des couples de célibataires aient une vie maritale reconnue par la Sécurité sociale mais non reconnue par le fisc constitue un désordre institutionnel : chaque couple est libre de se marier ou non, mais il est choquant que des règles fiscales distinctes s'appliquent à des couples identiques, selon qu'ils sont ou non passés à la mairie, ou que le même couple soit reconnu comme tel par une administration et non par l'autre. Choisie par les couples pour éviter les complications du divorce, la situation de cohabitation sans mariage rend en fait complexe et injuste la dissolution des couples ayant eu un minimum de vie commune. En cas de séparation ou de décès, l'union est alors réputée n'avoir pas existé, si bien qu'on a vu des couples de cohabitants ne se décider au mariage que pour pouvoir organiser leur divorce !

Aujourd'hui plus de la moitié des mères conçoivent leur premier enfant hors-mariage. La plupart des pères reconnaissent ou légitiment les enfants et la plupart de la plupart vivent avec leurs enfants et la mère de ceux-ci. Il n'empêche qu'une petite proportion d'enfants restent non seulement séparés de leur père, mais ne sauront même pas qui est leur père.

Aussi faible que soit cette proportion, il faut la mesurer d'abord, la dénoncer ensuite. La paternité clandestine et la polygamie clandestine, dès lors qu'elles entraînent des coûts pour la collectivité, ne sont plus des affaires privées et sont au moins aussi choquantes que le travail clandestin et l'immigration clandestine. Faut-il les corriger et comment ? L'organisation de l'état civil, incluant la mention du mariage en marge de l'acte de naissance, a retiré sa portée pratique à la publication des bans et permet à l'administration d'assurer sans publicité la fonction de contrôle de la paternité et de la monogamie. Les couples de fait, pour bénéficier de prestations sociales, devraient voir leur mariage enregistré à la mairie sans autre formalité. Mais la reconnaissance sociale de la cohabitation maritale et la reconnaissance légale ne s'unifieront en fait que lorsque seront aussi unifiées la fiscalité sociale et la fiscalité directe, c'est-à-dire quand les cotisations sociales seront considérées comme une avance prélevée à la source sur un impôt direct à redéfinir. Si les institutions natalistes françaises - allocations familiales, quotient familial et assurance-maladie fondée sur la seule cotisation du père de famille - ont permis que la France ait longtemps maintenu sa fécondité au dessus de celle de la plupart des autres pays européens, elles ont, par mégarde en quelque sorte, institué simultanément le mariage social, concurrent du mariage civil.

Conclusion

Dites-moi où vous vous mariez, et je vous dirai votre religion.

1.) Les Français, tous cultes confondus, confessaient, en se mariant à la mairie, la religion municipale. Aujourd'hui en croyant ne plus se marier, beaucoup se sont convertis de fait à la religion de la Sécurité sociale.

2.) Certains immigrés prétendent appliquer en France des règles matrimoniales - que nous avons qualifiées de “méditerranéennes” - qui nient le secret de la paternité et en font un phénomène purement biologique, ce qui ne laisse aucune place à la convention sociale et substitue la loi du clan à la loi de l'Etat.

3.) Inversement les progrès de la génétique conduisent certaines féministes à réduire l'instinct maternel à l'instinct paternel, c'est-à-dire à rien d'instinctif, et finalement à proclamer que “l'Un est l'Autre”, blasphémant ainsi les accents de Saint-Paul aux Galates : “Ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, vous êtes un en Christ ”. N'est pas prophète qui veut.

La première perversion nie l'unicité de la loi. La deuxième nie le sexe féminin. La troisième nie la différenciation sexuelle. La loi de la République doit combattre ces perversions. Tout en reconnaissant l'Etre suprême et les secrets qu'Il détient, elle doit affirmer ses propres règles d'attribution de la paternité, ce qu'elle a fait en remplaçant les registres paroissiaux par les registres municipaux. Elle peut remplacer ceux-ci par les fichiers de la Sécurité sociale. Mais si elle le fait, elle doit le faire avec clarté, assentiment populaire et autorité. Si elle ne le fait pas, elle doit rendre les statuts homogènes : que l'Etat ordonne à la Sécurité sociale, qui menace son Unité, de lui faire savoir régulièrement combien elle a et combien elle aura d'ayant-droit et comment elle compte financer tout cela.

[1] : “ Déchiffrer la démographie ”, Syros-Alternatives, 1990 et 1992

[2] Evelyne SULLEROT : “Quels pères ? Quels fils ? ” Fayard, 1992

[3] Marie BALMARY : “Le sacrifice interdit ”, Grasset, 1986

[4] Michel Louis LEVY : “La Révolution de la famille” - “Le bicentenaire du mariage civil”, Population et Sociétés , INED, n° 240, novembre 1989 et n° 271, septembre 1992

[5] Bertrand GILLE : "Les sources statistiques de l'Histoire de France, des enquêtes du XVII° siècle à 1870 ". Librairies Droz et Minard, Genève, 1964.

[6] Marcel GARAUD et Romuald SZRAMKIEWICZ : "La Révolution française et la famille ", PUF, 1978..

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