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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

La Bible n'est pas un manuel d'histoire

Michel Louis Lévy

L'enseignement des religions est une idée à la mode. Voici qu'un éditeur spécialisé publie sur la Bible un manuel parascolaire à l'érudition indéniable et aux illustrations agréables. Une partie intitulée "Histoire", qui ouvre l'ouvrage, est suivie par la présentation des livres de l'Ancien puis du Nouveau Testament, par la citation commentée de quelques morceaux choisis, enfin par quelques aperçus sur des disciplines connexes, comme l'archéologie et la linguistique bibliques.

Mais cet ouvrage répand les idées fausses et nocives du pseudo-christianisme ambiant. Et notamment celle que l'"Histoire sainte" aurait à voir avec la réalité historique. Par exemple p. 22 on apprend qu'"Abraham et les siens ne sont pas encore vraiment monothéistes ". Les idées religieuses des peuples qui auraient émigré de Mésopotamie vers la Méditerranée, autour du 15ème siècle avant l'ère chrétienne, n'intéressent que les spécialistes. Aux enfants d'aujourd'hui, on devrait ne présenter Abraham que comme un personnage de la Bible, de la même façon qu'on présente Achille comme un personnage de l'Iliade ou Hamlet comme un personnage de Shakespeare. L'importance d'un héros mythique n'a que faire de sa réalité historique. Le rapport de Moïse, David, Jonas, Job, Jésus, Paul… avec des personnages réels ayant pu éventuellement leur servir de modèle n'a pas plus d'intérêt que celui du héros des Trois Mousquetaires avec Charles de Batz, comte d'Artagnan (1611-1673). Qui lirait un auteur expliquant doctement que la "vraie" Blanche-Neige n'était pas "vraiment" amoureuse du "vrai" Prince Charmant ?

Autre exemple : on lit avec surprise p. 52 : "la mort de Jésus de Nazareth ne marque pas la fin du mouvement qu'il a créé […] Deux jours après sa mort déjà, le maître est rencontré et reconnu, ì vivant î, par ses anciens disciples ". Une telle affirmation devrait être ailleurs que dans le chapitre "Histoire" et pour le moins précédée de la mention "Selon le récit évangélique…". Un historien digne de ce nom citerait ses sources et signalerait que l'acceptation de ce récit est un des fondements de la foi chrétienne.

Ce manuel n'aborde pas les vraies questions, celles que se poseront ses utilisateurs potentiels, à savoir qui a écrit les textes bibliques, qui a défini les canons juif, catholique, protestant et autres. Il est question p. 86 de "la formation progressive du Nouveau Testament " ; au bas de la page 12, de Jérôme (mort en 420), auteur de la "Vulgate", traduction de la Bible en latin, qui considère la version hébraïque comme seule révélée et "a un opposant de marque en Augustin, évêque d'Hippone (mort en 430) qui, contrairement à lui, affirme que le texte de la Septante est lui-même ì inspiré î ". A la page 8, le lecteur aura appris que la Septante est la version grecque de l'Ancien Testament, traduite de l'hébreu trois siècles avant le Christ.

Mais à propos de la traduction grecque de versets du livre de Job, l'auteur parle cursivement, p.9, de "progrès doctrinal de la pensée biblique " : il ne s'agit de rien moins que de la croyance à la résurrection du corps. Bernard Dubourg a montré comment, pendant ces six siècles allant de la Septante à la fin de la rédaction du Nouveau Testament, le travail "midrachique" sur les textes - hébreux et grecs - de l'Ancien Testament a abouti à "l'Invention de Jésus ", ainsi d'ailleurs qu'à celle de Paul, dont le nom et l'histoire sont calqués sur ceux du futur Roi Saül. Avant lui, Maurice Halbwachs avait traité de "la topographie légendaire des Evangiles ". Les oppositions doctrinales, les hérésies schismatiques que les nouveaux écrits ont provoquées ne sont que vaguement évoquées ici, alors qu'elles devraient être au coeur du récit : "les rabbins comparent la première traduction grecque de la Bible à la fabrication du ì veau d'or î " se contente-t-il de faire savoir p.10, alors qu'il faudrait préter grande attention à la sacralisation de "la lettre" du Texte hébreu, à celle de l'ordre alphabétique, conservé à quelques détails près dans les alphabets (Aleph-Bet) grec et latin, à la fixation lunaire et solaire de la Pâque, aux pratiques des pélerinages, à l'utilisation politique par la dynastie hasmonéenne de l'épopée de ses fondateurs, les Macchabées, …

Une belle occasion est manquée quand il est dit, p. 7, que dans les Manuscrits de la Mer Morte figurent "des fragments de tous les livres de la Bible hébraïque à l'exception du livre d'Esther ". Mais il n'est pas dit que le livre d'Esther est le seul où ne figure pas le Tétragramme, les quatre lettres du Nom divin, béni soit-Il. Or c'est important, puisque cela induit que les grottes de Qumran et environs étaient des "genizot ", où étaient déposés des rouleaux hors d'usage - ou hérétiques - que la présence du Tetragramme interdisait de détruire.

Aux enfants des écoles laïques, on devrait expliquer que le mot AB, "Père" en hébreu, est composé de la première et de la deuxième lettres de l'alphabet et que, comme un et deux font trois, cela conduit tout droit à l'idée de la Trinité. On devrait expliquer que l'homonymie en hébreu de la parole (DBR, dabar ) et de la peste (deber ), loin d'être une sorte d'infirmité de l'écriture hébraïque, comme il est suggéré p.6, est au contraire au coeur de son génie. Et pendant qu'on y est, on devrait faire savoir que le Désert, en hébreu, s'écrit MDBR, midbar , le lieu d'où vient la Parole, … et la peste, que la "manne" est le mot hébreu qui signifie "quoi ?" , ce qui conduit à interpréter que les Hébreux, dans le Désert, ramassaient des questions six jours par semaine et cherchaient des réponses le Chabbat, SBT en hébreu, mot qui a manifestement donné "sept".

A propos du Nom divin, on devrait expliquer ses liens avec le verbe Etre et que si "les juifs évitent de Le prononcer ", ce n'est pas tant qu'Il soit "tellement saint " (p.27), c'est qu'Il est au-delà de toute définition, de tout dogme et de toute compréhension. C'est pourquoi l'étude de la Bible ne peut être approfondie qu'auprès de maîtres reconnus, que traductions et manuels, aussi bien faits soient-ils, ne peuvent remplacer. C'est pourquoi, du Talmud à Freud et à Woody Allen, les juifs n'en finissent pas de se demander : "la réponse est "oui", mais quelle est la question ?"

Fort bien, me diront l'auteur et l'éditeur du manuel sous revue, ainsi que le directeur de Passages . Si vous avez des idées sur ce que devrait être un manuel laïque sur la Bible, écrivez-le donc. Chiche ?

Article paru dans Passages, n° 69, juin 1995, p. 39-40

17 rue Simone Weil, 75013 Paris

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