Comment parler « des 
    religions » ?
    mars 2005 
    Michel Louis Lévy 
    
     
    
    
    
    L’enseignement des religions, l’histoire des religions…, le pluralisme des 
    religions est devenu une tarte à la crème des débats politiques et 
    intellectuels en France. C’est simple, tout va par trois. Les grandes 
    religions, christianisme, judaïsme, islam. Les branches du christianisme : 
    catholique, protestante, orthodoxe. La Sainte Trinité, Père, Fils et 
    Saint-Esprit. La devise de la République, Liberté, Egalité, Fraternité. Et 
    les pouvoirs séparés par Montesquieu, législatif, exécutif, judiciaire : la 
    Loi, le Roi, le Juge… 
    
    Les formes du divin 
    Anatole France (né en 1844) se moquait déjà 
    de cette vision simpliste dans un savoureux passage de « L’Eglise et la 
    République » (1904) : 
    
    « J'étais fort jeune lors d'un 
    recensement dans lequel l'État, avec une curiosité qu'il n'eut jamais plus 
    depuis lors, s'enquérait non seulement de l'état civil des habitants mais 
    aussi de leur religion. Un commissaire vint me trouver dans mon grenier. Il 
    me fit les questions prescrites par le ministre... Quand il me demanda à 
    quelle religion j'appartenais, je lui dis que je n'appartenais à aucune 
    religion. C'était un homme timide et doux. Il sourit péniblement. « Cela ne 
    fait rien, murmura-t-il. Je vous serais reconnaissant d'en choisir une pour 
    la régularité de mes écritures ». Je lui déclarai par obligeance que j'étais 
    bouddhiste ; et c'était vrai à cette heure là. Aux esprits mobiles, inquiets 
    et curieux apparaît chaque jour quelque aspect nouveau du divin...
    
    « Bouddhiste 
    » ? Il suça le bout de son crayon, regarda tour à tour sa feuille et le 
    bouddhiste avec l'expression d'un douloureux embarras. Puis il soupira : 
    « C'est que je n'ai point de colonne sur le bouddhisme ». Il n'avait en 
    effet sur son papier que trois colonnes de religions. L'État ne reconnaît 
    que trois formes du divin... »
    
    Dans son 
    livre La République, les religions, l’espérance (Cerf, 2004), Nicolas 
    Sarkozy nous ressert cette vision ternaire à tiroirs, à peine modifiée : « Si 
    l’on regarde les choses avec pragmatisme, écrit-il (p. 135), il y a 
    trois grandes religions en France. La religion chrétienne (au travers de ses 
    Eglises catholique, orthodoxe et protestante) constitue la première d’entre 
    elles par le nombre et l’ancienneté de son enracinement […] Nos racines sont 
    chrétiennes. Il y a ensuite (sic) le monde juif, qui rassemble sept 
    cent mille de nos compatriotes. Il s’agit là aussi d’une réalité ancienne, 
    rendue encore plus incontournable depuis la Shoah et la déportation. Il y a 
    enfin l’islam, dont la vitalité en France est issue des vagues d’immigration 
    des années 1960 » 
    
    Renvoyer les 
    Juifs à la Shoah, les Musulmans à l’immigration et les autres Français (55 
    millions ?) à leur supposé christianisme est une facilité qui n’a pour elle 
    que son « pragmatisme », commode pour la gestion gouvernementale. Sous le 
    Second Empire, il s’agissait de répartir les crédits aux écoles primaires, 
    qui n’étaient pas « laïques » ; aujourd’hui, il s’est agi d’organiser le 
    culte musulman, et l’ancien ministre n’est pas peu fier de ses réalisations 
    en ce domaine. 
    
    Mais 
    l’organisation des cultes n’est qu’une partie mineure du fait religieux. La 
    religion « relie » les hommes, permet à la société de fonctionner, au peuple 
    d’exister. Elle inclut la pratique du langage, écrit et oral, elle inclut le 
    respect de la loi et des institutions. Bref, elle s’identifie au « socle 
    commun de connaissances », nécessaire pour « vivre ensemble », dont la 
    Commission Thélot a popularisé le concept. De fait, il n’y a pas de 
    frontière claire entre instruction civique, instruction religieuse et 
    instruction tout court.
    
    L’être et le croire 
    
    Or « religion » 
    renvoie le plus souvent à une conception chrétienne, selon laquelle c'est la 
    foi, la conviction intime, le système de valeurs qui détermineraient 
    l'appartenance religieuse de chacun. Nicolas Sarkozy, comme le dit le titre 
    de son ouvrage, nomme cette foi « espérance » : « Ma conviction 
    longuement mûrie est que le besoin d’espérer est consubstantiel à 
    l’existence humaine ; et que ce qui rend la liberté religieuse si importante 
    est qu’il s’agit en réalité de la liberté d’espérer » souligne-t-il dans 
    sa préface. Il y a là un truisme : chacun a une religion, dite « besoin 
    d’espérer », mais la République vous laisse libre d’en choisir la forme et 
    les rites, sous diverses réserves. Dans le paradigme français, se 
    dire catholique, protestant, chrétien orthodoxe, juif, musulman se rapporte 
    à ce que l’on croit. Dis-moi qui tu es,  je te dirai ce que tu crois. 
    Dis-moi ce que tu crois, je te dirai qui tu es : l’« être » se confondrait 
    avec le « croire ». L’ennui, c’est le sort des « non-croyants », voire des 
    sceptiques.
    
    Cette conception universelle est 
    aussi ancienne que le christianisme : elle fut introduite « sur le chemin de 
    Damas » (Actes des Apôtres 9, 1-22), quand renversant le 
    particularisme juif en prosélytisme chrétien, Saint-Paul amorça, selon la 
    formule d’Armand Abécassis, « la transformation du judaïsme en religion » 
    (1). Jusque là, la philosophie grecque avait su distinguer la loi 
    scientifique de la loi humaine, tandis que la Bible hébraïque avait 
    construit un « peuple juif » idéal, défini par l’étude, la pratique et la 
    transmission de la Loi divine. Il s’agissait désormais de construire une 
    humanité « catholique », c’est-à-dire universelle, dans laquelle il n’y 
    aurait « ni juif ni grec, ni 
    esclave ni homme libre, ni homme ni femme
    » (Epître aux Galates 
    3, 28), dans laquelle la religion unique estomperait les distinctions 
    nationales, sociales, sexuelles. 
    
    Dans le célèbre « Rendez à 
    César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 
    22, 21, Marc 12, 17, Luc 20, 25), César est ainsi supposé 
    aussi unique que Dieu. La formule distingue bien le politique du religieux 
    mais ne précise pas ce qui appartient à l’un et à l’autre. C’est dans cette 
    imprécision entre l’Etat unique et la Religion unique, que s’est déployée 
    l’histoire tumultueuse des États européens, qui commence quand Cesar 
    Imperator, divin à Rome, se fait chrétien à Byzance. Si la France et ses 
    partenaires européens répugnent à mentionner leurs racines religieuses dans 
    la Constitution de l’Union, c’est que celles-ci ne se distinguent pas 
    clairement des racines politiques. La ratification du texte constitutionnel, 
    l’élargissement de l’Union européenne au monde chrétien orthodoxe, l’examen 
    de la candidature turque, autant d’occasions d’un retour aux sources. La 
    laïcité française n’y échappera pas.
    Une révolution culturelle 
    
    Le discours sur les religions est 
    resté un discours catholique : « les religions » ne sont en France que des 
    variantes du christianisme : la Torah et le Coran sont considérés comme des 
    « livres saints », analogues à l’Evangile. Les temples, synagogues et 
    mosquées comme des sortes d’églises, les pasteurs, rabbins et imams comme 
    des sortes de curés, chargés de présider à la prière, d’enseigner la morale, 
    de célébrer les cérémonies familiales, de soulager les drames individuels et 
    les misères du monde… Il est urgent que l’école laïque corrige la vulgate 
    catholique sur l’essentiel : l’histoire, le calendrier, l’identité, la 
    filiation…
    L’adoption universelle de l’ère chrétienne 
    et du calendrier grégorien ont encouragé l’erreur commune de considérer les 
    récits de la Bible et des Évangiles comme des vérités historiques, alors 
    qu’il s’agit de récits édifiants, intemporels, comme les Fables de la 
    Fontaine. Or l’Histoire Sainte n’est pas l’Histoire. Quand donc le Loup 
    a-t-il discuté avec l’Agneau, et le Corbeau avec le Renard ? En quel siècle 
    vivait Abraham ? A quel Pharaon Joseph eut-il affaire ? le Moïse de Cécil B. 
    de Mille est-il plus conforme à la vérité historique que celui d’Elie 
    Chouraqui ? Quand donc Jonas a-t-il séjourné dans le ventre de la baleine ?  
    Comme nous étudions ce que La Fontaine doit à Esope, étudions plutôt ce que 
    le Nouveau Testament doit à l’Ancien, et le Coran à la Bible.
    Au carrefour de la 
    religion et de la politique se trouvent le droit et la justice, et les 
    questions centrales de l’identité et de la filiation. Toute paternité est 
    incertaine. Les États de droit judéo-chrétien, porteurs du commandement 
    « Honore ton Père et ta Mère », distinguent les unions « légitimes » et 
    « illégitimes », qu’on appelle aujourd’hui « hors-mariage ». Ils ont des 
    règles juridiques précises pour établir la paternité, toujours déclarative, 
    fondée sur la reconnaissance, règles qui peuvent conduire quelquefois à 
    distinguer la paternité « sociale » de la paternité biologique. Le droit 
    coranique au contraire s’en tient à la paternité naturelle, au risque de 
    tenir en suspicion la vertu des femmes et de soumettre les filles à leur 
    père, les sœurs à leurs frères et les épouses à leur mari… Du coup, le 
    statut de la femme est le principal obstacle sur lequel bute aussi bien la 
    modernisation des pays musulmans que l'assimilation des originaires de ces 
    pays émigrés dans le monde occidental.
    La contestation coranique, à la 
    philosophie séduisante, soumet aisément les peuples sans colonne vertébrale 
    ni politique ni religieuse ni militaire. Le coup d’arrêt à l’extension 
    musulmane fut marqué à Poitiers, en l’an 732. Peut-être la loi sur le voile 
    apparaîtra-t-elle un jour comme un coup d’arrêt analogue...
    Toute cette remise à plat passe par la mise à la 
    disposition des enseignants d’une information sérieuse sur les croyances et 
    pratiques religieuses, sur les calendriers, sur les langues et alphabets, 
    sur les livres saints. A cette fin, les offices nationaux de statistique et 
    Eurostat devraient être invités à organiser et à coordonner, dans le respect 
    des lois, règlements et déontologies en vigueur, des enquêtes comparatives 
    sur les comportements religieux : fréquentation d’offices, pratiques 
    alimentaires, jeûnes, pèlerinages…  
    Il faut en finir avec une 
    énumération des religions comme en font les dictionnaires et manuels 
    spécialisés, qui laissent croire qu’elles sont indépendantes les unes des 
    autres. On ne peut en parler que comme d’un continuum (un 
    itinéraire, dit Régis Debray) dont les articulations historiques, 
    juridiques, philosophiques sont essentielles. Comment le texte hébraïque de 
    la Bible est-il issu des hiéroglyphes égyptiens et des caractères 
    cunéiformes mésopotamiens ? comment le christianisme et le judaïsme 
    rabbinique sont-ils issus de la confrontation de Rome avec l’Empire 
    hellénistique hérité d’Alexandre le Grand ? qu’est-ce que l’Islam reproche 
    au christianisme et au judaïsme ? sur quoi a porté le Grand Schisme 
    d’Occident ? et la Réforme protestante ? que prévoyaient l’Édit de Nantes, 
    et le Concordat napoléonien ?…
    Tout cela passe par la 
    mise à la disposition des enseignants d’une information sérieuse sur les 
    croyances et pratiques religieuses, sur les calendriers, sur les textes 
    religieux, leurs langues et alphabets, sur les mythes de la Bible et des 
    Evangiles comparés à ceux de l’Egypte, de la Grèce et de Rome, sur les 
    arguments de la contestation coranique. Nous comptons continuer de 
    consacrer, dans la mesure de nos moyens et connaissances, cette chronique de
    Passages à cette nécessaire révolution culturelle, en attendant 
    qu’une initiative publique encourage la rédaction, au temps de la 
    mondialisation, des manuels laïques d’instruction religieuse. 
    
    (1) Armand Abécassis : « En 
    vérité je vous le dis. Une lecture juive des Evangiles ». 
    Editions n°1, 1999, p. 209