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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

Pâques ou la treizième Lune

Par un matin annonciateur du printemps, une veille de Chabbat, Ponce-Pilate se rendit préoccupé à son prétoire. Il avait à dicter un rapport qu'il avait promis à Rome de faire partir avant les Ides de mars, et les Kalendes approchaient. Encore heureux, souria-t-il, qu'il bénéficiât cette année, comme tous les quatre ans, du redoublement du sixième jour qui les précèdent, belle invention du grand Iules Késar ! Il fallait même tout terminer aujourd'hui, s'il ne voulait pas remettre son travail aux kalendes grecques qui, elles, n'existent pas. C'est que, dans les prochains jours, il allait être accaparé par la visite du Tétrarque de Galilée, Hérode Antipas, qui régnait à Tibériade, ville à laquelle venait d'être donnée le nom du Késar régnant, Tibère. Les conversations seraient délicates, et requerraient toute son attention. Il s'agissait de conjuguer les efforts romains et grecs, de Judée et de Galilée, contre les menées des terroristes palestiniens.

Pilate était d'autant plus fatigué qu'il avait peu dormi, s'étant couché fort tard le soir précédent. Il ne regrettait certes pas les discussions qu'il avait eues avec plusieurs intellectuels judéens, mais il avait voulu trop en faire. Lui parlait latin et grec, ses interlocuteurs grec et araméen, et la discussion avait été quelquefois difficile à suivre, parce que beaucoup de sentences ou proverbes étaient cités en hébreu, la langue sacrée locale. De plus ses interlocuteurs s'accusaient entre eux de prendre des libertés avec les textes originaux. Tous étaient d'accord que Moïse, leur auteur légendaire, avait accompagné de commentaires oraux son Texte écrit, mais il s'agissait de savoir lesquels. Par exemple, certains faisaient état d'une tradition orale touchant le nom de Juda, Iehoudah, selon laquelle celui qui trahirait Moïse s'appellerait Iehoudah... A quoi d'autres répliquaient que la trahison et le sacrilège avaient déjà eu lieu, quand la dynastie hasmonéenne, issue du Général Iehoudah Macchabée, avait usurpé et cumulé le trône de David et la prêtrise d'Aaron. Mais les premiers disaient que Iehoudah Macchabée n'était pas responsable du comportement de ses frères et neveux, et que la trahison de Iehoudah était encore à venir.

Pilate avait fini par comprendre que deux versions du Livre sacré s'affrontaient. L'une avait été mise au point à Babylone, sous Nabucco-donosor le Mède, et sous Darius le Perse. Ses partisans étaient d'ailleurs dits "persans", en araméen "pharisiens". Leurs adversaires prétendaient détenir la version originale, celle du Temple de Salomon, et se disaient "tsadikim", "sages", en araméen "sadducéens". Mais tout le monde avait rejeté avec horreur une troisième version, en grec. C'était un grand malheur, lui avait-on expliqué, de perdre les assonnances et correspondances chiffrées de la version originale. Par exemple, le nom de Babylone venait de Babel, BBL, que Moïse avait formé sur le "babil" du jeune enfant, en l'opposant au verbe " balel ", BLL, qui signifie "confondre". Un grand moment de la soirée avait été l'hypothèse, séduisante, que l'hébreu Babel ait été à l'origine du grec "biblion", d'où viennent "Bible", "bibliothèque" et "bibliographie", et du latin "bobulus", d'où viennent "beuble", "bobulaire" et "bobulace". Pilate avait bien ri de cette confusion du B et du P, qui le faisait appeler, "avec l'accent", Bonce-Bilate. Et il avait su à peu près lire le verset sur la Tour orgueilleuse "qu'avaient construite les Fils de l'Homme" , "acher banou bené haAdame ", ASR BNW BNY HADM. Il avait compris la proximité qu'il y avait en hébreu entre l'idée de paternité - AB père, BN, Ben, fils, et BT, Bat, fille - et celle d'habitation - ABN, Eben, pierre, et BYT maison." Tu es pierre et sur cette pierre, je bâtirai ma filiation " aurait dit Moïse à son successeur, Iosué. Personne n'avait discuté cette citation.

Là où Pilate avait nagé , c'était à propos du treizième mois. Aujourd'hui, c'était la pleine lune d'Adar. Dans un mois, ce serait celle de Nisan, et donc Pessah', la fête des Azymes, marquée par un repas, le "Séder", commémoratif du sacrifice de l'agneau pascal. Les Pharisiens avaient gardé les noms persans des lunes, et les Sadducéens, évidemment, le leur reprochaient. Certaines années, paraît-il, il fallait décréter une année de treize lunes, et il y avait deux mois d'Adar. Cela donnait plus de temps aux Judéens de Babylone et d'Alexandrie pour venir au pélerinage de Pessah' à Jérusalem.

Là-dessus, il avait été aussi question de farfelus, les Esséniens du désert, qui tenaient à faire coïncider chaque année le Séder de Pessah' avec un Chabbat, et avaient institué pour cela une année de cinquante-deux semaines exactement, soit trois-cent-soixante-quatre jours. Depuis qu'ils appliquaient leur système, leur Pessah' se décalait progressivement, d'un jour par an. Cette année, elle tombait ce soir même, un bon mois avant le printemps. " D'ici trois cent trente ans, avait ironisé un Sage, ils refêteront Pessah' à la Pleine lune de Printemps !  ". " Mais ils l'auront fêté trois cent trente et une fois ", avait ajouté un autre qui agaçait Pilate par ses remarques pointilleuses. Pilate était moins sévère pour ce calendrier essénien, qui comme celui de Iules Késar, renonçait à la Lune, et ne recourait qu'au Soleil. Les concilier paraissait jouable, et ne demandait que des faibles efforts d'adaptation de part et d'autre. Il suffisait que Rome adopte la semaine, et Pilate appréciait le jour de repos hebdomadaire. Peut-être consacrerait-il un autre rapport au calendrier.

Mais Pharisiens et Sadducéens tenaient à la Lune. Pour éviter que le peuple ne confonde la dernière lune de l'hiver et la première lune du printemps, que l'année soit de douze ou treize lunes, ils avaient créé de toutes pièces, à la Pleine lune qui précédait celle de Pessah', une fête que Moïse n'avait pas prescrite, qu'ils appelaient "Pourim", la Fête d'Esther. Pilate avait dû avaler le scénario du Livre d'Esther, dont l'histoire se passait en Perse. Il avait bien voulu sourire aux passages cocasses, mais il ne fallait pas lui en demander plus. De même, il avait préféré éviter les sujets qui auraient pu faire dégénérer sa soirée, par exemple celui des sacrifices, que les Pharisiens avaient réinstitués au Temple. Du temps de Moïse, il s'agissait de lutter contre les sacrifices humains, mais aujourd'hui personne ne considérait comme tels les combats de gladiateurs. La rumeur publique accusait les Pharisiens d'être intéressés au commerce de la viande. On les traitaient de "marchands du Temple", et d'hypocrites, à quoi ils répliquaient que c'était la Loi.

Pilate avait su éviter ce sujet, mais il avait cependant été question de viande, quand il avait appris, avec surprise, que Késar, l'Empereur, s'écrivait KSR en hébreu, ce qui se prononçait Cachère, comme la viande rituellement propre à la consommation. Les Indigènes disaient que la statue de Késar dans le Temple, ce n'était pas Cachère. Pilate croyait en perdre son latin : c'était bien lui!

Revenant à la réalité de ce beau matin, il remarqua les graffiti qui répétaient à n'en plus finir INRI INRI INRI. Il savait depuis la veille que NR, Ner, c'était la lumière en hébreu. I NR I, c'était un slogan politique : "Iosué lumière d'Israël ". Encore que, avait fait remarqué malicieusement un Sage, le Yod hébreu n'était pas seulement l'initiale de Iosué, mais aussi celle de Isaac, de Iacob, de Ioseph, de Iehoudah, de Iessé, de Isaïe, de Iérémie et aussi, évidemment, de Iu-piter, Dieu le Père, et de Isis, la déesse égyptienne, qui avait ses adeptes des deux côtés du Sinaï. "Et aussi de I.H.W.H.", avait ajouté un autre, provoquant des exclamations unanimes, "baroukh haChem ! haChem baroukh ! " "béni soit le Nom  ! ", qui avaient clos la discussion.

*

* *

Un tumulte attira son attention. Encore une de ces discussions entre interprètes barbus de la Bible, dont il savait par expérience qu'elle pouvait mal tourner. Il crut s'entendre nommer : "Dominus ! " Il s'approcha, mais s'aperçut qu'il avait confondu avec le mot araméen "Dameinou", qui ne signifie pas "Notre-Dame", mais " notre sang ". Trop tard ! Il était mélé à la dispute, et eut du mal, comme d'habitude, à saisir de quoi il s'agissait.

Non, ce n'était pas de savoir s'il fallait rendre à Késar ce qui appartenait à Késar, ou s'il fallait rendre pur ce qui devait être pur. Non, la chamaillerie n'opposait pas ceux qui récitaient "Notre Père Qui êtes aux cieux ", à ceux qui disaient "Notre Père Qui êtes les Noms ". Chamaïm, cinquième mot de la Torah, est-ce "les Cieux", ou le pluriel de Chem, le Nom ? Non, la dispute n'opposait pas les Pharisiens, qui en étaient encore au Carnaval de Pourim, aux Esséniens, qui célébraient déjà leur Cène, le soir même, veille de Chabbat. Non, il ne s'agissait pas non plus de savoir comment s'écrivait les noms de nos ancêtres à tous, Adam, Noé et son fils Sem. Sur ce point, Pilate avait son idée : il faut quatre lettres, dont deux A, pour écrire Adam, et trois seulement, pour écrire Noé et Sem. D'ailleurs, la preuve, c'est qu'en grec, les lettres de Adam sont les initiales des quatre points cardinaux.

Non. Cette fois-ci, précisément, certains barbus scandaient " Bar-Adam, Bar-Adam ", "Fils de l'Homme", et d'autres " Bar-Abbas, Bar-Abbas ", " Fils de son Père". Tu parles d'un problême ! La discussion s'apaisa cependant, pour lui demander son arbitrage. La barbe ! Pilate se sentit coincé. Sa discussion de la veille lui revint vaguement en tête, AB Père, BN fils, ABN pierre. Mais il perdit pied, et peu sûr de son araméen, il finit par dire prudemment, en latin : " Oh vous savez, Filius Patris et Patris Filius , c'est blanc bonnet et bonnet blanc". Un énergumène traduisit, et les partisans de BarAbbas triomphèrent. Pilate put alors gagner son bureau.

Il voulait écourter les affaires courantes et se mettre à son rapport. Mais le chef de la police était là. C'était un bon fonctionnaire, deuxième enfant d'une famille spécialisée dans le commerce des esclaves, établie dans les Pouilles, au talon de la botte italienne, au coeur même de la Méditerranée. L'honnêteté de ses ancêtres était bien connue, et appréciée non seulement des acheteurs et des vendeurs, mais aussi des esclaves, assurés d'être bien traités dans cette prospère entreprise d'export-import. Il s'appelait Ioseph, du nom de son grand-père maternel, mais il préférait se faire appeler Otrante, du nom de sa ville natale.

" Par Iupiter ! " fit Pilate en se frappant le front. Il avait oublié chez lui la liste des prisonniers que ses interlocuteurs de la veille avaient recommandés à sa clémence. Pilate se résigna à ne pas vérifier les remises de peine que Ioseph présentait à sa signature, à l'occasion du Séder essénien. " Après tout, se dit-il, il sera toujours temps d'accorder quelques autres libérations, dans un mois, pour le Séder saducéen et pharisien. "

Il croyait en avoir fini, mais le policier aborda un autre sujet. La politique de délation rémunérée, d'ailleurs assez peu, commençait à porter ses fruits. Une dénonciation avait permis l'arrestation d'un Agitateur, plus important que les comparses arrétés jusqu'ici. Ioseph avait failli dire un Illuminé, tant étaient obscures les paraboles qu'il avait coutume d'enseigner. Mais un reste inconscient de tendresse pour les "Midrachim" qui avaient bercé son enfance le retint, et il dit simplement : un Meneur. Toujours est-il que l'indicateur l'avait désigné du doigt : " Ecce Homo ". Ne fallait-il pas, mais c'était à Pilate de le décider, pour frapper vite et fort, le substituer sans désemparer à un des condamnés dont l'exécution était prévue ce jour  ?

Le policier faisait valoir d'un côté que l'aristocratie sadducéenne, de tendance tsioniste modérée, ne verrait pas d'un mauvais oeil qu'on la débarrasse d'un Galiléen, partisan du "Grand Israël" et de l'ancienne Dynastie, qui descendait du Roi David de façon aussi directe et à peine plus longue que, bien plus tard, le Duc d'Enghien descendra de Saint-Louis. " Leur Sanhédrin vient justement de condamner ses thèses, sur le lieu des sacrifices, je crois...", ajouta-t-il. Pilate ne tenait pas à une décision précipitée. Sa politique était simple, aimait-il à répéter : "renvoyer les fous chez les fous  ". En attendant, la détention de cet hurluberlu pouvait être un moyen de pression pour que les Indigènes considèrent enfin la personne de Késar comme sacrée, et veuillent bien crier " Vive l'Empereur !  ". Il se promit d'en toucher un mot à Caïphe, le Grand-Prêtre hasmonéen, lors d'un des repas, cachère hélas, qui serait offert la semaine prochaine à Hérode, et fit un jeu de mots : " En somme, je vais pouvoir t'appeler Ioseph d'Otrante, "aux trente" deniers évidemment !  " L'autre allait s'esclaffer complaisamment, mais un centurion se présenta. Cela contraria Pilate, qui pensait à son rapport.

Un cousin de la femme du policier, né à Capharnaum (le cousin, pas le policier), marié lui-même à une Samaritaine, et chef-bibliothécaire à Alexandrie, venu célébrer le Seder dans sa famille de Iérusalem, désirait le saluer avant son départ pour l'Egypte. " Il n'y a pas le feu !  ", s'agaça Ioseph, qui n'aimait guère que sa parenté palestinienne lui fût rappelée en public, et qui s'exaspérait de ces dates différentes du Séder, que respectaient, avec une véhémence égale, sa famille, plutôt sadducéenne, et sa belle-famille de tendance essénienne. " Il devait venir cet après-midi ! Et puis c'est l'heure de l'audience de mon adjoint. "

 Intervertis-les  " dit Pilate.

Il parlait des rendez-vous. Le policier comprit qu'il s'agissait des condamnés, ce qui l'arrangeait, parce qu'à bien y réfléchir, le criminel dont l'exécution était prévue l'après-midi pouvait devenir une monnaie d'échange avec des exaltés preneur d'otages, le cas s'était déjà présenté. Il ramassa ses papiers et sortit, pour donner les ordres nécessaires.

Pilate put enfin passer aux choses sérieuses. Il se mit à son rapport, adressé à un camarade de promotion, formé à l'école de Kikéro, et haut-fonctionnaire à Rome. Il s'agissait de droit administratif comparé. Pilate mania la notion d'ordre écrit et de loi écrite, et de garantie de la défense selon diverses législations orientales. Il avait dû rassembler toute une documentation en latin, en grec, en araméen, en parsi et en hébreu. Il y passa toute la matinée, et même une partie de l'après-midi. Plusieurs fois, il se pencha à la fenêtre. Des clameurs lui parvinrent, de la direction du Temple, sans doute les enfants déguisés des écoles pharisiennes célébrant Pourim. Le ciel était noir, mais ce n'était pas encore la saison des orages.

Quelque peu oppressé, il se fit tout relire. "  Les écrits sont les écrits  ", remarqua-t-il soulagé, espérant vaguement que quelques réformes de la procédure et du secret de l'instruction, qu'il avait habilement et respectueusement suggérées, ne resteraient pas lettre morte. De toute façon, avec ce rapport, ses chances d'être nommé à l'administration centrale augmentaient sérieusement. Il rêva même un instant que son nom passe à la postérité : " le Code Ponce-Pilate  " serait étudié par les jurisconsultes... Il pria intérieurement Neptune que le navire portant ce rapport - dont il n'avait plus le temps de prendre copie - ne fasse pas naufrage, entre Charybde et Scylla. " Beseder  ", conclut-il en souriant, citant un mot hébreu qu'il connaissait depuis la veille : "c'est dans l'ordre".

Alors, épuisé mais satisfait, il se fit verser de l'eau sur les mains.

Ce texte est paru dans Alliage (Culture-Science-Technique) (Nice France), n°4, été 1990 p. 100-107, sous le titre ì Ce qui s'est réellement passé à Jérusalem le 25 février de l'an 33 après Jésus-Christ et dans Passages (17 rue Simone Weil 75013 Paris), n° 60, février 1994 p.64-66, sous le titre  Un jour ordinaire de février 33 

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