Genèse 23, 2
Novembre 1995
Michel Louis Lévy
" Tu ne tueras pas ". Après
l'assassinat d'Itshaq Rabin, on entendit sur les ondes de braves gens, en France et en
Israël, dire qu'il s'agissait là du " Premier commandement de la loi
juive " (il y en eut même un pour dire " la loi
israélienne " !). Aucun journaliste ne corrigea : " le premier
commandement de toute société civilisée, voulez-vous dire ? Si vous faites
allusion à Exode, 20, 13 et à Deutéronome 5,17, alors il vaut
mieux traduire, comme Chouraqui, " Tu n'assassineras pas ",
Sixième Parole pour les Juifs (en haut à gauche dans la figuration habituelle des Tables
de la Loi) mais Cinquième Commandement pour les Chrétiens, qui, ne comptent pas le
Premier (Je Suis l'Eternel ton Dieu, qui t'a fait sortir du Pays d'Egypte ),
décalent les autres et, pour en avoir dix, dédoublent le Dernier (Tu ne convoiteras
pas la maison, la femme (
) de ton prochain ) ".
Il faut réapprendre la Bible aux Français, avons-nous souvent répété dans Passages.
Quatre siècles de catholicisme gallican, deux siècles de laïcité républicaine ont
fait des ravages dans un pays autrefois réputé pour ses érudits en langue hébraïque.
Commençons par les énarques ! Il suffisait de comparer le souffle inspiré avec
lequel Bill Clinton réagit à l'annonce de l'assassinat à la platitude de Jacques Chirac
pour maudire une fois de plus la Révocation de l'Edit de Nantes, qui envoya en terres
germanique, anglaise et américaine la connaissance des textes bibliques et en priva la
France. Un éclair, toutefois dans le discours du Président, quand il présenta
" aux enfants d'Israël " les condoléances du peuple français,
chacun pouvant ainsi se considérer tout à la fois comme personnellement endeuillé et
comme accomplissant la mitsvah du réconfort aux endeuillés.
A vrai dire, s'il faut enseigner la Bible aux Français, il faut aussi enseigner la Torah
aux Juifs, à ceux d'Israël en particulier. Entendre des gens se déclarer choqués qu'un
Juif ait pu tuer un Juif est insupportable : outre que cela laisserait supposer
qu'il y aurait des meurtres acceptables, il est élémentaire que la question
" qui est juif ? " est théologique, et que la réponse
appartient au Saint, Béni soit-Il.
Mais le comble de la stupidité et de l'arrogance est venu des prétendus
" orthodoxes ", dont certains se disent rabbins, complaisamment
filmés par les télévisions du monde entier, qui allaient jusqu'à excuser sinon
justifier par avance le crime, au motif que Rabin était en train de
" rendre " les Territoires aux Palestiniens. On revit en particulier
les reportages faits après le massacre du Tombeau des Patriarches à Qiriat-Arba,
implantation juive au coeur d'Hebron. Or personne ne rappela que la complexité de la
situation d'Hebron avait longtemps bloqué la négociation, dite Oslo II, entre
Rabin et Arafat.
Genèse 23,2 : " Sarah meurt à Qiriat-Arba c'est Hebron en terre
de Canaan ". Il n'y a nulle mention de Jerusalem dans le Pentateuque,
puisque la ville sainte n'apparaît dans le récit biblique qu'avec David. En revanche,
toute l'histoire d'Abraham se déroule à Hebron, où ses deux fils Itshaq et Ismaël
l'ensevelissent (Genèse 25,9). Du coup la ville est sacrée pour tous les enfants
d'Abraham, aussi bien les Juifs que les Musulmans. Autrement dit, Hebron est de toute
éternité prédestinée à symboliser la coexistence en un seul lieu des enfants
d'Abraham. Genèse 23,2 peut d'ailleurs se lire : " Sarah meurt à Qiriat
arabe, lieu hébreu en terre de Canaan ". L'ironie des choses a
interverti : aujourd'hui on parle hébreu à Qiriat-Arba et arabe à Hebron.
L'opposition BR/RB apparaît dès le récit de la Création : les deux premières
lettres du premier et du deuxième mot de la Torah sont BR, dans cet ordre associées à
l'idée de Création et de Traversée, de Transgression. Mais RB apparaît dès le Premier
Jour : " Et ce fut Soir ", Soir se dit Ereb , qui a
donné Magh-reb, pays du Couchant, c'est-à-dire Occident, et aussi, tenez-vous
bien,
" Europe ", Occident de l'Orient, et
" arabe ".
Abraham, arrivant d'Our en Chaldée, les Hébreux, venant d'Egypte, mais faisant un
grand détour de quarante ans pour aborder la Terre Promise par le Jourdain, les exilés
de Babylone revenant construire le Deuxième Temple, par trois fois les Hébreux arrivent
du Levant et trouvent sur place, au Couchant, les Arabes. Ce verset bizarre, 23,2, qui
donne deux noms au même lieu, nous dit : qu'on arrive en un lieu - la tombe de Sarah -
par l'Est ou par l'Ouest, c'est le même lieu. Qu'on aborde l'Eternel par la langue
hébraïque - Elohim - ou par la langue arabe - Allah' - , c'est le même
Dieu. Que vous le vouliez ou non, vous êtes voués à vivre ensemble à Hebron-Qiriat
Arba.
On aimerait, évidemment, que ce soit des Sages, comme ceux que montrent le beau film
" L'étrangère parmi nous ", qui expliquent cela, au lieu de
dangereux exaltés barbus maniant le pistolet-mitrailleur. Mais on aimerait aussi que
quelque Imam, sur le ton du Roi Hussein saluant son frère Rabin, rappelle qu'Abraham
inventa l'hospitalité arabe, à Hebron précisément, au chêne de Mambré, et souhaite
la bienvenue à tous les colons juifs qui voudraient s'installer - paisiblement bien sûr
- à Hebron. Pourquoi pas ? On a bien vu s'accomplir le verset du Prophète Michée
(4,2) : " Les nations iront nombreuses et diront : Allez,
montons vers le mont de l'Eternel, vers la maison du Dieu de Jacob " sur le
mont Herzl, où le Président de la République française a rencontré le Président des
Etats-Unis, le Prince héritier et le Premier ministre du Royaume-Uni, le Chancelier
d'Allemagne, le Président de l'Egypte, le Roi de Jordanie- de la dynastie dite hachémite,
c'est-à-dire descendant de HaChem -, le Premier ministre du Maroc, un Prince du
Qatar
Qui eût cru qu'il y aurait miniane de nations pour entendre le Qadich
en l'honneur du Premier ministre de l'Etat d'Israël, assassiné l'avant-veille ?