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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

UNE THÉOLOGIE LAÏQUE

EST-ELLE POSSIBLE ?

Michel Louis Lévy

Comment expliquer à nos enfants le surgissement des cathédrales, le sacre des Rois de France, la peinture de la Renaissance, les guerres de religion, l'œuvre de Pascal ou de Chateaubriand… sans références constantes à un corps de doctrine sans doute évolutif, mais continu, articulé autour du message évangélique et du judéo-christianisme?

 

Des responsables catholiques et protestants ont récemment plaidé pour une initiation à la religion faite à l'école publique, ce qui n'a pas manqué de faire sursauter les tenants sourcilleux de la laïcité républicaine : le régime de Vichy prit une décision en ce sens, le 6 janvier 1942. Il faudra bien pourtant réexaminer la notion française de laïcité, ne serait-ce que parce que la définition d'une identité européenne passe forcément par l'inventaire de l'héritage chrétien. Il y a dans la Communauté plusieurs sensibilités religieuses, des relations variées entre les Églises et les États, entre les communautés, entre théologiens et philosophes. Et les cultures méditerranéennes et anglo-saxonnes n'ont pas les mêmes valeurs pour ce qui touche aux relations de l’État, de la famille et de l'individu, aux frontières entre les sphères publique et privée de la vie sociale.

  De toute façon, réexamen ou pas, il serait bien utile de redéfinir les rapports de l'école républicaine avec Dieu. Aux instituteurs libres-penseurs et anticléricaux de la III° République ont succédé, sous la V°, de sympathiques idéalistes, soucieux de faire participer leurs élèves aux avancées scientifiques de leur temps, et présentant des dosages variés d'opinions en "isme" : christianisme, progressisme, marxisme, féminisme, écologisme, tiers-mondisme, syndicalisme, corporatisme. Or, aujourd'hui, ces maîtres d'école et professeurs de collège participent du désenchantement idéologique contemporain. Ils cherchent avec perplexité à rendre cohérent ce que la presse et la télévision présentent des disciplines " dures ", les sciences de la nature, comme la physique moléculaire, l'astronomie, la biologie, et des disciplines " molles ", les sciences de l'homme et de la société, comme l'anthropologie, la démographie, la sociologie ou la psychologie.

Dieu pourrait-Il, aujourd'hui, quelque chose au malaise enseignant ? il serait plaisant que la France laïque et républicaine réponde : " oui, certainement ". Le moment est propice. L'interpellation musulmane contraint à approfondir la laïcité française ; et le bouleversement des rapports entre les sexes, la maîtrise de la fécondité, les progrès de la procréation assistée, les excès de la permissivité sexuelle, obligent à redéfinir la morale publique. Dans un pays où le Gouvernement fait entrer dans chaque foyer une campagne publicitaire en faveur des préservatifs masculins, et où le Trésor public tire profit du racolage télématique, que répondre à l'étranger qui s'informerait de la religion en France ?

 

Le statut de la Bible et de l'hébreu

 

Un discours théologique ne s'invente pas, mais se constate. Aucun cours de français ni d'histoire ne peut échapper au christianisme. Il faut présenter le Nouveau Testament, et le contexte dans lequel il apparaît. Il faut donc aussi présenter l'Ancien Testament. Pourquoi l'école ne réussirait-elle pas ce que la télévision fait le dimanche matin ? Réserve-t-on aux juifs l'émission juive, et aux catholiques la messe dominicale ? Clarifions le statut de la Bible, et cherchons à expliquer ce qui distingue un chef d'œuvre littéraire d'un Texte " révélé ".

C'est devenu un scandale qu'on puisse faire de bonnes études en France sans entendre jamais parler d'auteurs comme Moïse, Salomon, Isaïe, Saint-Paul, Saint-Augustin, Mahomet…. Que savent nos enfants de ces auteurs et des personnages qu'ils mettent en scène ? La Bonne Nouvelle, c'est la victoire de Ben-Hur dans une course de chars … Et ceux qui vont au catéchisme ne croient pas vraiment aux miracles.

L'école peut commenter les œuvres cinématographiques d'inspiration biblique en présentant les textes originaux dont elles sont tirées. On pourrait expliquer à cette occasion, de façon adaptée à chaque niveau d'enseignement, les attitudes variées devant la représentation de la divinité, et surtout la notion d’Écriture Sainte. Celle-ci prétend définir le langage, mais utilisant forcément un langage, elle pose le problème de la Vérité, de l'Absolu. Comment passe-t-on de l’Écriture à l’Écriture Sainte, et de la Parole à la Parole de Dieu ?

Nous y sommes. Toute langue ne pouvant se définir qu'à partir d'une langue préexistante, la première langue écrite est celle qui dispose d'un texte d'" auto-référence ", définissant les mots par leur contexte. La théologie laïque constate que l'hébreu biblique, et la Bible hébraïque, constituent cette langue et ce texte, pour tous les peuples ayant eu accès à un alphabet apparenté à l'alphabet " phénicien ".

Sans que les élèves apprennent l'hébreu, mais en encourageant les curiosités étymologiques, quelques exemples pourraient être donnés. Ainsi le mot " Boqer ", qui revient dans deux cents versets, associé le plus souvent au lever du soleil, signifie légitimement " matin ". Plus précisément, la signification " matin ", le son " Boqer ", et les lettres " BQR " peuvent être identifiés deux à deux. Mais le mot " 'Or ", "AWR ", traduit par " Lumière " dans " Que la Lumière soit ! ", revient rarement dans la Bible. On peut se demander si " Pensée " n'est pas une meilleure traduction, surtout quand on se réclame du Cogito cartésien et de la Philosophie des Lumières. La théologie laïque aura ainsi à montrer les liens de l'alphabet hébraïque avec les alphabets arabe, grec, cyrillique et latin. Il faudra aussi montrer que c'est parler hébreu que de nommer Adam, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Juda, ou David…, et un élève Emmanuel ou Suzanne.

Le destin d'une syllabe comme " DM "," sang " en hébreu et en arabe, constitutive de " Adam ", passée en grec dans " Demos " avec le sens de " peuple ", en latin dans " Domus " avec le sens de " maison ", puis dans " Dominus " avec le sens de " Seigneur " ( Saigneur? ), dont le féminin " Domina " a donné " Dame " - c'est-à-dire le curieux changement de sexe de "Adam " à "Dame  ", devrait être montré, tout comme, sans verser dans la Kabbale, l'usage des lettres hébraïques pour noter les chiffres. L'étymologie du mot " chiffre ", renvoie par l'arabe à l'hébreu " Sefer ", qui signifie " Livre ", d'où " déchiffrer ".

 

Voltaire et Rousseau

 

Un philosophe hollandais du XVII° siècle, qui écrivait en latin, Spinoza, né juif, excellent connaisseur de la langue et de la grammaire hébraïques, rationaliste, développa son œuvre dans un climat tout à la fois libre et chrétien, et aurait pu servir de référence. Mais c'est Voltaire, hélas, qui est devenu le maître à penser de la République. Le résultat de son " antibiblisme primaire " fut que l’Écriture sainte a été en France confondue avec les productions de la superstition, et l'enseignement religieux abandonné au quasi-monopole du catholicisme romain. Tout s'est passé comme si la République française avait censuré la Bible, au lieu de la considérer, à la manière de Spinoza, comme explicitant la transcendance de l’Être Suprême, et celles du Temps, de la Parole et de l’Écriture. En un mot, les passions anticléricales de la Révolution " jetèrent l'enfant avec l'eau du bain ", la religion avec la superstition, Dieu avec le Diable.

C'est la faute à Voltaire, mais ce n'est pas la faute à Rousseau, plus circonspect. Rousseau, dès l'Essai sur l'origine des langues , montrait ses préoccupations théologiques. Il n'est pas loin de définir le monothéisme dans le dernier chapitre du "Contrat social  ", consacré à la " religion civile " : " Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme, non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l’Évangile qui en est tout à fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort. " Un peu plus haut, citant un verset du Livre des Juges, Rousseau compare le latin au français, faisant ainsi de l'exégèse sans le savoir, et a l'honnêteté de préciser : " J'ignore la force du texte hébreu   ".

La notion de " religion civile " de Rousseau pourrait être étudiée à l'école. On observerait que mot religion a autant de contenus différents qu'il y a de religions. Son sens le plus usuel en France renvoie à une conception chrétienne, selon laquelle c'est la foi, la conviction intime, le système de valeurs qui déterminent l'appartenance religieuse de chacun. Mais comment mesurer la sincérité de la réponse à des questions telles que : " Croyez-vous en Dieu ? En la Vie éternelle ? En la Virginité de Marie ? Placez-vous la Charité avant ou après la Justice ? "

La " religion civile ", admise sinon de tous les Français, du moins de leurs écoles, est faite de la langue française, du calendrier des jours fériés légaux, et d'un bloc constitutionnel et législatif fondé sur la Déclaration des Droits de l'Homme.

Il est vrai que les Droits de l'Homme furent violés, au Tribunal révolutionnaire, dans la guerre de Vendée, sous les deux Empires, pendant l'Année Terrible. Il est vrai que le régime de Vichy se déshonora à les bafouer. L'école laïque doit dénoncer ces transgressions, comme Pierre Larousse définissant Bonaparte : " Général français, né à Ajaccio, mort à Saint-Cloud le 18 Brumaire de l’an VIII  ". Mais il est non moins vrai que pour violer ces Droits, il fallait d'abord les proclamer, et que la République, elle, ne renia jamais le Préambule de la Déclaration :

 

"Les représentants du Peuple français, constitués en Assemblée Nationale (...), ont résolu d'exposer dans une Déclaration solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme (...) En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême...".

 

De quoi parlons-nous ? Les responsables catholiques avancent que la Trinité franc-maçonne et républicaine, Liberté, Égalité, Fraternité , n'a rien de contradictoire avec la Sainte Trinité, et que, pour tout dire, les Droits de l'Homme seraient une idée chrétienne. Le conflit de l’Église et de l’État n'aurait été que politique. Mais il y a bien un conflit théologique, qui porte sur la Liberté, et sur la Loi, sur les frontières entre Loi divine, Loi scientifique, Loi humaine, sur le champ du Libre-arbitre. Où commence Dieu, où finit la Nation, où commence l'Homme, où finit le Citoyen ? Ces questions, en 1789, n'étaient pas nouvelles pour l’Église. La formation du dogme, les décisions des conciles, et toutes les " hérésies ", de Philon d'Alexandrie à Origène, d'Arius à Pélage, du monophysisme au jansénisme, du Grand schisme d'Occident au schisme Protestant, doivent donc être étudiées par l'Université laïque. Charlemagne a été sacré à Rome. Mais Clovis ? Et Constantin ? Quelles étaient leurs idées sur l'Eucharistie ? De même, remontant dans le temps, la "critique biblique", et l'étude de la formation des deux Testaments, devraient être des matières universitaires centrales.

La Révolution avait bel et bien eu l'intention, ou l'illusion, de créer une nouvelle religion. Mais elle n'a cherché à la théoriser, et à l'enseigner, que tardivement et partiellement, quand les " hussards noirs de la République ", adoptant l'iconographie habituelle des Droits de l'Homme, les Tables de la Loi, firent de l’histoire de Michelet une Histoire sainte : ils substituèrent Vercingétorix à Josué dans le rôle de libérateur du territoire, Charlemagne au Roi David dans celui de l'Unificateur d'avant le Schisme, Saint-Louis au Roi Salomon dans celui de symbole de la Justice; ils firent de Pasteur un saint, du "Tour de France de deux enfants " un catéchisme, et de l'Alsace-Lorraine une Terre promise. Ce à quoi l’Église répliqua en coiffant Paris des coupoles du Sacré-Cœur. Pourtant Michelet n'était pas mauvais historien, et savait l'importance, dans la formation de l'identité française, du renouveau des études hébraïques à la Renaissance.

 

État civil et calendrier

 

Une date pourrait, mieux que cette Histoire de France, symboliser la religion que la République chercha à substituer au christianisme : la charnière entre la Législative et la Convention, 20 septembre de l'année 1792 après Jésus-Christ. Au début du mois, Paris avait été souillée par les massacres de septembre, mais voilà la divine surprise qui met fin à la panique : la victoire de Valmy. La Législative, liquidant son ordre du jour, transforme ce jour-là les registres de baptêmes, tenus par les curés, en registres de naissances, tenus par les municipalités, et remplace le mariage indissoluble, célébré à l'église, par le mariage révocable, dit précisément "civil", et solennisé à la "maison commune". Le lendemain, 21 septembre, dans sa première séance, la Convention abolit la Monarchie, et proclame l'An Un de la République française Une et Indivisible, qui commencera le lendemain, 22 septembre, équinoxe d'automne, futur Premier Vendémiaire. Jean Jaurès verra dans la loi sur l'état civil, "au cœur même de la vie, la mesure la plus révolutionnaire de la Révolution ". Qu'aurait-il dit si la loi sur le calendrier avait réussi à substituer la naissance de la République française à celle de Jésus-Christ, au cœur même du temps ?

Une belle leçon de théologie serait de dénoncer l'ignorance à laquelle l'obscurantisme voltairien conduisit Gilbert Romme, et la légèreté avec laquelle la Convention accepta son projet. Le seul mérite qu'on lui reconnaisse, est la poésie des noms donnés aux mois, dus à Fabre d’Églantine. Si on y tient, on pourrait donner les noms des mois révolutionnaires aux "signes du zodiaque" de l'horoscope, qui, comme eux, vont du 21 au 20 des mois grégoriens. Les natifs de Germinal et de Frimaire réserveraient ainsi le Bélier et le Sagittaire aux seuls astronomes !

La faiblesse théologique du calendrier julien, devenu grégorien, est de ne faire place qu'au Soleil, et d'ignorer la Lune. La Révolution eut fait preuve d'habileté politique, en tout cas d'une meilleure connaissance des traditions paysannes de la France, en introduisant la lune dans l'almanach républicain, ne serait-ce que pour faire place aux rythmes de la reproduction humaine : le cycle de 29 jours n'est pas seulement celui de la Lune, c'est aussi celui de la Femme, en particulier quand elle est vierge. La Révolution se serait ainsi conciliée, non seulement les paysans, mais encore la "moitié du Ciel".

Cela aurait permis d'éviter la folie obscurantiste que fut l'abandon de la semaine de sept jours, le quartier de lune, instituée dès le premier chapitre de la Genèse, confirmée au Quatrième Commandement, conservée par tous les rites chrétiens et musulmans. La France aurait-elle été le seul pays à nier que la Bastille ait été prise un mardi ? La décade de dix jours n'avait été en usage qu'aux temps pharaoniques, et soit dit en passant, réduisait de 52 à 36 le nombre de jours fériés annuels : beau programme social que de réduire de 31 % le temps annuel de repos des travailleurs ! Le retour de la Lune dans le calendrier aurait permis aussi de proposer une date simple, " scientifique ", pour Pâques, qu'elle avait d'ailleurs aux débuts du christianisme : la Pleine lune la plus proche de l’Équinoxes de printemps. Les Pâques républicaines auraient ainsi marqué la Résurrection… de la végétation, de même que Noël républicain aurait célébré, une grossesse plus tard, au Solstice d'hiver, la Nativité… de la Lumière et de la Pensée. Cela n'aurait rien de païen, sauf à donner au mot "païen" son sens étymologique de " paysan " : l'Ancien Testament donne des significations végétales aux pèlerinages hébraïques.

Il fallait évidemment se garder d'institutionnaliser des célébrations laïques, qui ne pouvaient être que des mascarades comme la célébration de l’Être Suprême par Robespierre. Aucune réunion politique ou syndicale n'a jamais réussi à remplacer la réunion des fidèles de tous cultes, en Présence de l’esprit Saint. Mais rien n’empochait d'utiliser des dates scientifiques pour les trimestres et vacances du calendrier des écoles publiques, qui relevaient de la République. Cela aurait permis des leçons d'astronomie élémentaire qui auraient ravi Camille Flammarion.

Autre absurdité, celle de faire redémarrer l’histoire. L'usage mal commode des années négatives " avant Jésus-Christ " aurait dû ouvrir les yeux. Comment Romme comptait-il célébrer la prise de la Bastille, survenue le sextidi 26 Messidor de l'an 3 "avant" la République Française ? Nos écoliers républicains auraient-ils dû vraiment apprendre la date de la bataille de Marignan, 277 avant Valmy ? Ce n'est que cinq siècles après le Christ que Denys le Scythe en avait calculé une date hypothétique de naissance… Si vraiment on voulait solenniser la République, il aurait fallu la mettre "au cœur du Temps ", en l'an 5000, ce qui aurait " remis à l'endroit " les histoires égyptienne, perse, grecque et romaine, dont les révolutionnaires faisaient grand cas. Il est peu probable que l’Église, ni aucun pays, ait suivi la France sur ce point, mais peut-être les astronomes et les historiens de l'Antiquité auraient-ils trouvé cela commode.

 

Liberté, paternité, fraternité

 

En sécularisant les registres d'état civil, qui " font foi " de l'identité des personnes, la République fut mieux inspirée qu'avec le calendrier, puisque cela survécût au Concordat. La théologie laïque devrait faire grand cas de la science anthropologique, notamment quand elle traite de la désignation des parentés. Le mariage crée le « mari » et l'« épouse », la naissance du premier enfant crée le « père » et la «  mère », la naissance du second enfant crée le « frère » et la « sœur », le décès du conjoint crée le « veuf » et la « veuve ». L'interprétation théologique constaterait que la République reconnaissait ainsi qu'étaient dignes d'être " enregistrés ", et le nom, et la naissance d'un enfant, fille ou garçon, et l'union indissoluble, pour les siècles des siècles, des deux parents de chaque enfant.

Le mariage civil, comme y insiste le Doyen Carbonnier, auteur protestant des lois familiales de la V° République, est le fondement de la laïcité républicaine. Rousseau, dans la note finale du Contrat social , avait bien montré l'importance de l'enjeu : " Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte. (…) Maître de marier ou de ne pas marier les gens selon qu'ils auront ou n'auront pas telle doctrine, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l’État même, qui ne saurait subsister n'étant plus composé que des bâtards ?  ". Dites-moi où vous vous mariez, et je vous dirai votre religion. Les Français, tous cultes confondus, ont été de religion municipale, jusqu'à ce que nos " cohabitants juvéniles " se soient convertis à la religion de la Sécurité sociale. Jamais la République n'aurait dû tolérer que la Liberté vienne ainsi contredire son Unicité.

Le tabou de l'inceste, dont la transgression sacralisait, par exemple, les dynasties pharaoniques, n'est pas vraiment universel. L'Homme, doit-on expliquer, est le seul animal qui distingue son Père et sa Mère, son Fils et sa Fille, son Frère et sa Sœur. La psychanalyse est fondée sur l'histoire d'Œdipe, qui ne reconnaît ni son Père, Laïos, et le tue - ni sa Mère, Jocaste, et l'épouse - ni sa Fille, Antigone, parce qu'il est aveugle, et qu'elle est sa Sœur. Quant au Texte fondateur du monothéisme, la Genèse hébraïque, on la trouve faite d'histoires successives de Frères : Caïn, le Frère aîné, tue son cadet Abel. Jacob, jumeau d'Esaü, mais né en second, lui achète son droit d'aînesse. Et la fraternité n'est établie que quand Joseph ne fait plus de différence entre Ephraïm et Manassé…

La fraternité de la trilogie républicaine ne maintient pas l'autorité des parents, elle abolit le tyran : ni Roi ni Père. Les fils majeurs deviennent les égaux du Père, avec le même droit de vote. Précisément la même différence opposait l'anthropologie de l'Alliance d'Abraham, fondant un Homme fils de son Père ( Bar-Abbas en araméen ), et la Nouvelle Alliance, nommant le Fils de l'Homme fils de Dieu. La Révolution française, sur ce point, répète le Christ dans une pièce où les Aristocrates remplacent les Pharisiens. Et quand elle substitue une Assemblée à l'héritier du Roi, elle retrouve l'inspiration du début de l'Ecclésiaste : " Paroles de Qohélet, fils de David, Roi à Jérusalem ". Qahal, en hébreu, c'est l'Assemblée, et Qohélet, c'est bien l'Ecclesiaste, celui qui parle au nom de l'Assemblée. l’Ecclésiaste Mirabeau parle de la volonté du peuple et de la force des baïonnettes. L'Ecclésiaste Salomon, lui, dit : " Rien de nouveau sous le Soleil  ".

Les professeurs de littérature auraient à approfondir comment on passe de l'histoire au mythe. Hamlet s'appelait-il Hamlet ? Jésus s'appelait-il Sauveur ? Il faut combattre comme sacrilège l'idée que la Traversée de la Mer Rouge, ou la Passion du Christ, aient pu avoir une quelconque réalité historique. Que les textes s'inspirent d'un contexte historique est une chose, mais les projeter dans la réalité en est une autre. D'Artagnan a existé, mais il n'est jamais allé chercher les ferrets de la Reine.

De même, il faut insister sur la difficulté, pour l'esprit humain, de passer du solipsisme à la conscience d'un "avant moi", d'un "avant l'Ecriture", d'un "avant l'Homme". Le big-bang de nos astrophysiciens n'est rien d'autre que celui de notre propre conception. Comment un singe doté d'une étincelle divine ( Que la lumière soit !  ) a-t-il distingué, par montées successives ( L'espèce Noé succède à l'espèce Adam, comme Homo Sapiens à Homo Erectus ) son espèce de celle de ses congénères restés bêtes ? Comment a-t-il distingué l’Épouse de la Sœur ? Et par quelles étapes le statut d'Homme, fût-il esclave, ennemi, criminel ou simplement étranger, a-t-il été distingué de celui d'Animal, même domestique, ce qui n'était pas si simple, puisque beaucoup de peuples se désignent eux-mêmes comme " Hommes " ?

La théologie laïque est possible. Elle doit expliquer comment tout Etre, individuel ou collectif, passe forcément par une Promesse, une Genèse, une Traversée du Désert, une Conquête de la Terre Promise, une Transfiguration, un Jugement de la postérité, et une Bonne Nouvelle, celle que le monde survivra à la mort du Penseur. Elle doit expliquer que Maternité est formé sur Mère, Paternité sur Père, et Éternité sur Être.

 

La Revue des Deux Mondes, mai 1989 p. 106-116

Michel Louis Lévy

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