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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

 

L'État d'Israël, la Bible et la loi : une lecture laïque
Conférence à X-Israël, Paris, lundi 27 mai 2002

Michel Louis Lévy

 

Cette causerie m'a été demandée par Olivier Herz au début de 2002, lorsque je lui avais envoyé un article que j'avais écrit pour le bimestriel Passages, qui s'intitule "Fanatisme et amalgames, ce qu'en dit la Bible". J'avais été frappé par la réaction après le 11 septembre de plusieurs amis goys, y compris polytechniciens, qui accompagnaient leur solidarité affichée avec les États-Unis d'une méfiance extrême quant à la capacité du Président Bush de bien gérer cette crise, ainsi que de vives critiques quant à la prétention d'Ariel Sharon de mettre dans le même sac les attentats d'Al Qaïda et ceux des terroristes palestiniens.

Crise antisémite

Depuis, il y a eu la vague d'attentats suicides en Israël, culminant avec celui du Seder de Netanya, il y a eu l'opération "Rempart de protection", il y a eu des synagogues brûlées en France et les manifestations du 7 avril, il y a eu la réélection de Jacques Chirac, et la présence de Le Pen au 2ème tour. Dans ces circonstances, nous, les Juifs de France, nous nous sommes souvent sentis pour le moins incompris, et même entourés d'une hostilité - je pense à la lecture quotidienne du Monde - qu'on ne pouvait qualifier que d'antisémite. Ceci n'a fait que confirmer ma perplexité : pourquoi des Français de même formation, également attachés à la République, au suffrage universel et à l'héritage laïque venu des Lumières, mais les uns juifs et les autres non, peuvent avoir des sensibilités à ce point différentes ?

Je pose par hypothèse que mes amis goys, comme les journalistes du Monde et la majeure partie des hommes politiques français, sont des gens rationnels et de bonne foi. J'en déduis que la crise antisémite dont nous sommes témoins a pour fondement l'éducation qu'ils ont reçue et la culture dans laquelle ils baignent, qui ne sont différentes des miennes que sur un seul point, leur rapport à la Bible. Or il y a longtemps que je m'intéresse à cette caractéristique de la laïcité française et que je suis frappé par la profonde ignorance de nos compatriotes des fondements bibliques de leur propre culture. J'ai commencé à publier des articles sur ce sujet dès 1988, voici quatorze ans, comme le montre le sommaire de mon site Internet. "La leçon de théologie", dans Commentaire, et "Une théologie laïque est-elle possible ?" dans la Revue des Deux Mondes datent de 1988 et 1989.

Par quel type d'enseignement pallier cette ignorance ? me demandais-je dans ces articles. Je ne suis pas le seul à m'être posé ce genre de question ; vous avez en mémoire plusieurs propositions "d'enseignement des religions", ou "d'histoire des religions" à l'école, la dernière en date, à l'initiative de Jack Lang, étant celle de Régis Debray, et de son livre "Dieu, un itinéraire". Or ma propre proposition, comme vous le constaterez, est fort différente de celles qui ont été faites. J'attribue cette différence à deux caractéristiques personnelles : 1. ma culture juive, celle d'un Israélite français qui a fait sa bar-mitsva, qui fréquente un peu la synagogue, s'intéresse à la tradition et à la culture juives, et 2. mon métier de démographe, plus précisément de pédagogue en démographie, disciple d'Alfred Sauvy, qui fus longtemps rédacteur du bulletin mensuel de l'INED, Population & Sociétés, et dont le principal ouvrage s'intitule Déchiffrer la démographie.

Une troisième caractéristique personnelle, la dernière je vous promets, c'est un souvenir d'enfance. Quand je me suis éveillé à la conscience, mon nom était Luciani et mon Père était corse. Il était né à Ajaccio. Ma naissance était le fruit d'un concours incroyable de circonstances, puisque ma Mère était née, elle, dans une autre île, inconnue dans le petit village d'Ardèche où nous vivions ; sa ville de naissance s'appelait Nouméa. Mais à quatre ans, on ne cherche pas à savoir comment ses parents se sont rencontrés. Un an plus tard, à Paris, je fus inscrit à l'école. Et là, j'eus une grosse surprise : je changeais de nom ! On m'expliqua que mes parents s'appelaient en réalité Lévy, nom que, pour des raisons obscures, il avait fallu camoufler. On m'expliqua aussi que la Corse et la Nouvelle-Calédonie avaient été choisies en raison de leur insularité et de leur éloignement, pour le cas de vérification d'état civil, et que mes parents étaient banalement nés à Paris. Je voulais bien admettre que mes parents reprennent leur nom, si c'était le leur. Mais pourquoi changer le mien ?

Auto-référence

Voilà, j'en viens maintenant à mon sujet. Un problème essentiel, quand nous discutons avec nos amis goys de la légitimité de l'État d'Israël, est que pour nous, indépendamment du vote des Nations Unies et de la permanence historique des persécutions antisémites, Israël tient sa légitimité du texte biblique. Or, si nos interlocuteurs veulent bien reconnaître une grande sagesse et une grande antiquité à la Bible, ils la mettent en gros sur le même plan que l'Iliade, l'Odyssée ou les fables d'Ésope. Ils n'imaginent pas que le peuple grec revendique une souveraineté sur le site de la ville de Troie, aujourd'hui en Turquie, au nom du texte de l'Iliade. La notion de "Révélation" est évidemment irrecevable par un esprit laïque. Mais un esprit scientifique me paraît pouvoir recevoir l'argumentation suivante : si les dictionnaires bilingues, français - anglais par exemple, définissent les mots d'une langue à partir d'une autre langue, les dictionnaires courants, monolingues, sont circulaires, définissant les mots à partir des mots de la même langue. Ils doivent donc recourir à des exemples, plaçant les mots dans leur contexte. Il existe des dictionnaires spécialisés, celui de démographie est dû au grand Louis Henry, qui ne recourent pas à l'ordre alphabétique mais consistent en un discours logique et continu, introduisant successivement tous les mots utiles par des définitions et des utilisations dans leur contexte. Pour définir une "première langue", dont les autres se déduiront de proche en proche, il faut donc disposer d'un texte qu'on peut appeler d'"auto-référence", définissant les mots par leur contexte. Je postule que l'hébreu biblique et la Bible hébraïque constituent cette langue et ce texte et que l'exégèse biblique en constitue le mode d'emploi. Elle consiste à comparer les diverses occurrences d'un même mot ou d'une même expression pour en dégager les sens propre, figuré et métaphorique.

Prenons la notion de "peuple" et la question "un peuple est-il dénombrable" ? J'avais fait une communication au 12ème Congrès d'Études juives, à Jérusalem, en 1989, intitulée "Démographie, généalogie et Torah. Existe-t-il un peuple juif ?" A l'époque, l'Université hébraïque de Jérusalem désirait coordonner des enquêtes sur la situation des Juifs dans les pays de la Diaspora pour dresser un tableau mondial de la situation démographique du peuple juif. Sergio DellaPergola dirigeait déjà ces enquêtes, et il est resté le spécialiste de la question. Je publie d'ailleurs avec lui un article intitulé "Aspects démographiques du conflit israélo-palestinien".

A l'époque, son projet me posait problème, à moi, statisticien français, qui m'étais déjà posé des questions sur la légitimité de mon métier, en 1974, lors de la polémique sur le "projet Safari", d'interconnexion de fichiers administratifs nationaux, projet au centre duquel était le numéro INSEE, notre numéro de Sécurité sociale, créé sous l'Occupation pour les besoins de la mobilisation clandestine. Cette polémique avait finalement abouti en 1978 au vote de la loi Informatique et Libertés et à la création de la CNIL "Commission nationale Informatique et Libertés". Beaucoup étaient et restent persuadés que le numéro Carmille, du nom de son inventeur, a été utilisé pour le repérage des Juifs et la déportation, mais moi, ma conclusion, après enquête approfondie, était et reste inverse : aucune bavure n'est imputable aux fichiers de Carmille ; si fichiers il y a, seuls sont à mettre en cause les fichiers policiers manuels, créés par André Tulard à la Préfecture de Police de Paris et à l'origine des rafles de Juifs.

Bref le recensement des Juifs de France me posait problème, a fortiori celui des Juifs du monde. Je constatais professionnellement que le dénombrement des populations se fait à partir du recensement de la population et des statistiques de l'état civil, établies à partir des actes de naissance, mariage, décès. Et je me demandais : dans la Bible, où est le recensement ? où est l'état civil ?

Le recensement dans la Bible

Pour le recensement, c'est facile. La Torah organise minutieusement le recensement. Cela commence en Exode 30, quand l'Éternel prescrit à Moïse "Quand tu lèveras la tête des enfants d'Israël pour les compter…", chaque recensé, "âgé de vingt ans et au-delà,", riche ou pauvre, devra donner, en obole pour le service du sanctuaire, un "demi-chéquel", ou demi-sicle. Ainsi les lévites auront à compter, non les hommes, mais les pièces de monnaie. Lors du premier recensement de l'État d'Israël, les Rabbins demandèrent si cette opération serait "cachère". Le fondateur de la statistique démographique israélienne était le regretté Roberto Bachi, qui a attiré à sa suite plusieurs immigrants italiens, dont Sergio DellaPergola. (Il y a eu peu d'immigrants italiens en Israël mais ils sont tous démographes !). Roberto Bachi, donc, rassura les Rabbins en leur montrant que les statisticiens ne compteraient pas les citoyens, mais les cartes perforées correspondant aux questionnaires que ceux-ci auraient volontairement remplis.

Le Quatrième Livre de Moïse, Bamidbar, décrit, comme chacun sait, le dénombrement des enfants d'Israël dans le désert, d'où le titre de Livre des "Nombres". Le dénombrement est fait "en comptant les noms". Les résultats, très détaillés et très précis, à l'unité près, distinguent l'appartenance à l'une des douze tribus. Aucune mention d'étrangers, bien qu'il ait été précisé que des gens d'origines variées s'étaient joints aux Hébreux lors de la sortie d'Égypte. Ainsi tout mâle décidant de sa propre volonté de payer le demi-cheqel était réputé avoir vingt ans ou plus, et faire partie d'une tribu d'Israël. Être recensé est une expression passive. Se faire recenser relève d'une décision libre et responsable. Vous avez d'ailleurs noté l'expression utilisée pour "recense" était "lever la tête". L'homme lève la tête vers le ciel, et le bétail la baisse vers la terre.

Après la codification dans l'Exode et l'application dans les Nombres, voici la transgression à la fin du deuxième Livre de Samuel : le Roi David reçoit l'ordre du Seigneur de dénombrer Israël et Juda. Cette fois compter se dit meneh, MNH, d'où vient le mot arabe, passé en français, al-manach. Mais David ne respecte aucune des formes prescrites à Moïse, il compte le peuple comme du bétail et il encourt un terrible châtiment : Préfères-tu que t'adviennent trois années de famine dans ton pays, ou que tu fuies pendant trois mois devant ton ennemi qui te poursuivra, ou qu'il y ait pendant trois jours la peste dans ton pays ? David choisit la peste : à peine reçoit-il les résultats de son dénombrement, qui sont d'ailleurs des chiffres ronds fort suspects, "Israël compte 800 000 hommes tirant le glaive, et Juda 500 000", que ceux-ci deviennent faux : la peste retranche, "de Dan à Beershéba, 70 000 hommes". Encore heureux que la Miséricorde divine arrête le bras de l'Ange exterminateur, au moment où il atteint le site de Jérusalem, que David choisit alors pour y dresser un autel.

Moralité : Compter ou numéroter les Hommes comme du bétail, sans leur demander ni leur nom, ni leur avis, est une grave transgression. Tout recensement doit être décidé par la Loi, exécuté selon la Loi et contrôlé au nom de la Loi. Les recensements nationaux, exécutés par l'autorité légitime, sont conformes à cette exigence, à condition de ne pas oublier qu'ils ont comptés les pièces de monnaie, ou les bulletins, et non les hommes. C'est pourquoi un statisticien ne doit pas dire "La France compte tant d'habitants" mais doit toujours expliciter ses sources "Selon tel dénombrement effectué par telle institution à telle date, la France compte tant d'habitants".

De même il est clair que tout recensement de Juifs ou de tout autre groupe, décidé arbitrairement par une autorité extérieure au groupe, selon des critères qui lui sont propres, est nul et illégitime. En revanche, décompter l'assistance à des offices, ou les élèves d'un Talmud Thora, ou les bar-mitsva célébrées une année donnée, ou les acheteurs de viande cachère, etc. dès lors qu'il s'agit d'actes libres et volontaires, et qu'il s'agit de la bonne administration d'une communauté, tout cela est parfaitement licite, et constitue même des mitsvot ordonnées par la Torah. Il y a, pour toute puissance publique légitime, un devoir de dénombrement, consistant à compter ses administrés par catégories pertinentes et à commander les investigations nécessaires. Mais cela suppose le respect d'une règle absolue : nul ne sera dénombré à son insu.

Incidemment, cette exégèse du dénombrement conduit à remplacer les trois justifications de la légitimité de l'État d'Israël que j'ai données tout à l'heure, par une quatrième, décisive à elle seule : si l'État d'Israël est légitime, c'est certes en raison du vote des Nations Unies, certes en raison de la permanence historique des persécutions antisémites, certes en raison de l'acte de propriété que constitue la Bible, mais fondamentalement, c'est parce que des générations d'immigrants ont décidé librement de s'y établir, en ont volontairement cultivé la terre et développé les ressources, et n'ont empêché personne de se joindre à leur entreprise. De ce point de vue, il y a une parenté évidente entre la légitimité d'Israël et celle des États-Unis, également peuple d'immigrants, parenté qui joue un rôle psychologique essentiel dans la sympathie réciproque des deux peuples, sympathie à laquelle ont du mal à s'associer les peuples d'Europe, qui sont dans la situation des Cananéens, occupant "depuis toujours" leurs pays respectifs.

État civil et filiation

J'en viens à l'État civil. Au contraire du recensement, l'état civil n'apparaît pas directement dans la Torah. En Occident les registres d'état civil sont issus des registres de baptême, de mariage et de sépulture de l'Eglise et ont pour origine les préoccupations exogamiques. Pour vérifier que vous n'êtes pas en train d'épouser votre cousine, il faut d'excellents registres généalogiques et une sérieuse organisation administrative. Or les commandements proscrivant l'inceste et l'adultère, longuement détaillés au chapitre 18 du Lévitique, sont impératifs et ponctués par des : "Ani Adonaï !" "Je suis l'Éternel" qui ne souffrent pas d'exception. Comment les appliquer ? comment savoir qui est parent de qui ? Qu'est-ce qui remplace les registres d'état civil dans la Bible ?

Un acte de naissance établit une filiation. Au commencement, la filiation entre le père et le fils ne diffère pas de celle des animaux. Adam engendre Caïn, Hénoch engendre Mathusalem, mais il n'y a alors nul rapport entre le père et le fils. Le rapport sexuel ne suffit pas du tout à fonder la paternité sociale. Celle-ci apparaît dans la Torah avec l'Alliance d'Abraham, c'est-à-dire avec la circoncision. La preuve, que chaque Juif devrait méditer, c'est qu'il n'y a aucune mention de rapport sexuel entre Abraham et Sarah avant la conception d'Isaac. Au contraire la naissance d'Ismaël, survient après qu'Abraham ait "connu" Agar en Genèse 16 verset 4. Notons cette méthode d'exégèse : il y a dans la Bible beaucoup de récits parallèles, dont il faut interpréter les différences. L'histoire du gynécologue est classique, qui dit à sa cliente : "J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, Madame". "Non, Mademoiselle" "Alors, j'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer". Isaac est le fils "légitime" d'Abraham et Sarah, promis comme bénédiction dès le début de la grossesse. Son frère aîné, Ismaël, est le fils "naturel" d'Abraham et d'Agar.

Ceci conduit à proposer une interprétation de "la ligature d'Isaac". Abraham est comparable à un mari auquel sa femme annonce sa grossesse mais qui ne se souviendrait pas d'avoir eu de rapports avec elle. Il est alors tenté de sacrifier l'enfant, c'est-à-dire de ne pas le reconnaître pour son fils. Comme le fait remarquer la psychanalyste protestante Marie Balmary, grande exégète des Deux Testaments, dans son livre "Le sacrifice interdit", c'est le couteau, instrument commun à la circoncision et au sacrifice, qui fait comprendre à Abraham que le fils qu'il a circoncis est son fils légitime : c'est quand il lève son couteau qu'Abraham entend l'appel du Ciel.

La paternité psychologique se fonde dans le secret de la conscience. Mais ce qui fonde la paternité sociale, et donc l'identité sociale de chacun, ce n'est pas le registre, c'est le témoignage du miniane à la circoncision. Comme aucun Juif ne se souvient de sa circoncision, il est nécessaire, s'il veut savoir qui a fait procéder à cette opération, qu'elle ait lieu devant témoins. L'institution du miniane, la nécessité de la présence, pour assurer la continuité d'une cité, d'un minimum des Dix Justes qui auraient pu sauver Sodome, cette institution a précisément lieu au chapitre 18 de Beréchit, entre l'annonciation faite à Sarah, au chapitre 17, de sa prochaine maternité, et la naissance d'Isaac, au chapitre 21. L'institution de tribunaux est un préalable indispensable à toute vie sociale.

Seule la Mère est certaine d'une attribution de paternité. Mais il y a des cas limites, comme la prostituée de Jéricho, Rahab, qui accueille les deux espions envoyés avant le siège et qui est sauvée après le siège victorieux de la ville (Josué 6). Une femme qui couche avec deux hommes la même nuit a un vrai problème : qui est le père d'un éventuel enfant ? Rahab, nom qui veut dire "large", est donc bien embarrassée quand, après sept jours de retard de règles, marqué chacun par des sonneries de trompettes, elle sait qu'elle "tombe enceinte", au moment précis où "tombe l'enceinte". Les deux sens du mot "enceinte" forment une métaphore propre à la langue française, qui procède manifestement du langage biblique.

Cette exploration du non-sacrifice d'Isaac et des trompettes de Jéricho conduit donc aux conclusions suivantes : 1. La paternité est un secret divin. 2. Aucune société n'est jamais sûre de l'identité du père de chaque enfant. 3. Il y a un besoin absolu de clarté en ce domaine, et d'abord pour la paix de chaque individu, qui doit "honorer son Père et sa Mère", qu'il est loisible de traduire : "Sache qui sont ton Père et ta Mère". 4. Le mariage devant témoins, enregistré par l'état civil, a pour fonction essentielle d'attribuer un père à chaque enfant, autant que possible le père biologique, mais quelquefois un autre. 5. Les États de droit judéo-chrétien, héritiers du Décalogue, dissocient le mariage "légitime", celui que reconnaît la société, et l'union biologique. Ils ont des règles juridiques précises tant pour établir la paternité légitime (notamment la règle "le mari est le père") que pour attribuer le pouvoir légitime.

Les recensements et l'état civil sont des actes de souveraineté des États de droit. Ni l'effectif précis d'une population, pas plus que le père de chaque enfant ne sont des certitudes absolues. Mais l'État, déterminant la population légale, homologuant les liens conjugaux et parentaux, arrache la société à la confusion, celle du langage, dont témoigne la Tour de Babel, et celle des parentés, dont témoigne le châtiment de Sodome.

Je cherchais le peuple, et j'ai trouvé l'État. En hébreu, le Tétragramme YHWH, béni soit le Nom, est une forme particulière du verbe "être" qu'on traduit en général par "Celui Qui était, Qui est, Qui sera". De même le mot État, dérivé du verbe "être", désigne une personne morale antérieure à notre naissance, qui survivra à notre décès et qui est dépositaire de ces événements par "l'état civil" homologuant notre nom, notre filiation et notre âge. L'État promulgue, enseigne et fait appliquer la loi. L'État est à un esprit laïque ce que Dieu est à un esprit religieux. Dit autrement, la laïcité républicaine est une religion. Êtes-vous croyant ? Oui, je crois en l'État et en la République, "Une" et Indivisible. L'État, transcendant aux mortels qui le constituent à chaque instant, est détenteur de la violence légitime : il peut déclarer la guerre à d'autres États et contraindre par la force les individus qui ne respectent pas la loi. Les lois qui s'appliquent à la guerre et celles qui s'appliquent à l'État sont particulières. Ainsi l'"usage excessif de la force" fait l'objet de l'épisode du viol de Dinah, en Genèse 34. Sichem, fils de Hamor viole Dinah, fille de Jacob. Ses deux frères, Siméon et Lévi, sont alors responsables de cruelles représailles, qui visent non seulement l'auteur du viol, mais tout le peuple dont il est le prince. Or Jacob ne reproche à ses fils que d'avoir détruit sa renommée : "les habitants du pays me frapperont et je serai détruit, moi et ma maison". Le bombardement de Dresde ou la bombe atomique de Nagasaki furent de trop, mais ces excès n'ont pas mis en cause la légitimité du combat que menaient alors le Royaume-Uni contre l'Allemagne et les Etats-Unis contre le Japon. Il appartient à chaque État en guerre de proportionner les moyens employés aux buts poursuivis et de sanctionner d'éventuels excès, sous peine de voir la ruine de sa réputation servir d'arme à ses ennemis. Ariel Sharon en sait quelque chose, dont le rôle dans les massacres de Sabra et Chatila, reconnu par une Commission d'enquête, ne fut qu'indirect.

Ne pas baisser les bras

Mais il appartient aussi à l'État de ne montrer aucune faiblesse contre le fanatisme. Je vous renvoie ici à mon article de Passages, qui fut à l'origine de cette conférence. Dans la Bible, le fanatique se nomme Amaleq, petit-fils d'Esaü. Seule la haine conduit ses actes. En Exode 17, 8 à 16, il attaque sans raison le peuple d'Israël, à peine celui-ci est-il sorti d'Égypte, alors qu'il n'est pas même porteur de la Loi, ni encore établi sur le moindre territoire. C'est précisément le trait commun, chacun à leur échelle, d'Adolf Hitler, de Saddam Hussein et d'Oussama Ben Laden que de haïr Israël sans aucune raison. Pour qui vise à la domination universelle, comme l'avaient compris Alexandre le Grand ou Napoléon Bonaparte, il est beaucoup plus malin de chercher à ménager le peuple juif ! Pour que Josué terrasse finalement Amaleq, après des alternances de victoires et de désastres, il faut que Moïse, assis sur la montagne, garde les bras levés malgré la fatigue. Aussi ses seconds placent-ils une pierre pour soutenir ses bras pesants. Dans la lutte contre le mal absolu, les lieutenants doivent veiller à ce que le chef suprême ne paraisse jamais "baisser les bras", nouvelle métaphore qu'éclaire singulièrement le texte biblique. Mais nous sommes prévenus : "l'Eternel aura la guerre contre Amaleq de génération en génération".

De fait, Amaleq revient deux fois. Le combat contre Agag, roi d'Amaleq, est en 1.Samuel 15, du temps du roi Saül. Saül combat Agag et extermine son armée, mais croit généreux d'épargner Agag lui-même. Cette clémence lui coûte cher. Tandis que le Prophète Samuel exécute Agag, Saül perd la protection divine, puis son trône au profit de David, et finit par se suicider. Pour extirper le fanatisme, il faut savoir, quoi qu'il en coûte, ne pas transiger.

Plus plaisante est la victoire sur Aman, l'Agaguite, qui fait l'objet du Livre d'Esther. Aman est le vizir du roi Assuérus, qu'il convainc d'exterminer le peuple juif, en exil en Perse. Parce qu'Assuérus se rappelle que le juif Mardochée l'a naguère prévenu d'un complot, et parce qu'il succombe au charme d'Esther, nièce de Mardochée, il finit par rapporter le décret d'extermination et remplace Aman par Mardochée. Pour vaincre le fanatisme, le renseignement et l'utilisation avisée des faiblesses humaines peuvent être mieux adaptés que la force militaire. Si j'ai bien compris les Présidents Bush et Chirac, les Etats-Unis et la France sont d'accord sur la priorité qu'il convient de donner à la lutte contre Amaleq mais ne le sont pas sur les moyens à utiliser. Les Etats-Unis privilégient la méthode de Samuel contre Agag, la France celle de Mardochée contre Aman.

Le calendrier

Une institution fondamentale propre à chaque peuple est le calendrier, qui détermine les rites collectifs. Le peuple juif en a tragiquement pris conscience lors de l'attentat du Seder de Netanya, le 27 mars dernier. Avec le décalage horaire, les Juifs d'Europe puis d'Amérique apprirent la nouvelle au moment où eux-mêmes se préparaient au Seder. Toutes choses égales d'ailleurs, cet attentat a eu pour le peuple juif, touché à sa table familiale dans son rite identitaire, le même retentissement que les attentats du 11 septembre pour le peuple américain, touché sur son territoire dans ses bâtiments symboliques. Or la façon dont les gouvernements et les médias traitèrent l'attentat de Netanya témoigna d'une ignorance absolue et d'une incompréhension totale de l'âme juive. C'était un attentat banal, simplement "le plus meurtrier depuis celui de la discothèque de Tel-Aviv". Une sorte de record à battre. En France, le destin voulut que le même jour survienne la tuerie du conseil municipal de Nanterre qui détourna l'attention du Proche-Orient. Quand les Français y revinrent, l'opération "Rempart de protection" était lancée, mais ils avaient manqué le début. Sharon restait le méchant, Tsahal une armée d'occupation et les kamikazes palestiniens de jeunes héros poussés au désespoir par les souffrances de leur peuple.

C'est la Bible qui institue le calendrier et le rythme des fêtes, dont celle de Pessah'. Au Commencement est la Semaine, fixée dès le premier chapitre de la Torah. Le rythme de sept jours est ensuite confirmé par la Quatrième des Dix Paroles des Tables de la Loi. Or, je parle à des polytechniciens, un rythme est déterminé par une période, mais aussi par un t zéro, un instant initial. Quand fut donc fixé le premier Chabbat ? Au chapitre 10 de Josué : Josué dit en présence d'Israël : "Soleil, arrête-toi sur Gabaôn, et toi, lune, sur la vallée d'Ayyalôn !" Il n'y a pas eu de journée pareille, ni avant ni depuis, où Adonaï ait obéi à la voix d'un homme Non seulement le rythme hebdomadaire est aujourd'hui universel, mais encore le monde entier est d'accord sur la désignation des jours, depuis le Premier jour, celui de la Création de la Lumière, Dimanche, jusqu'au Chabbat.

Je vous renvoie à mes autres articles concernant le calendrier, jusqu'à celui paru dans "La Jaune et la Rouge" de janvier dernier, intitulé "Le méridien de Jérusalem", consacré à Hanoukah. Nous avons tort de croire qu'il n'y a qu'une seule façon, solaire, de dater les événements. Pourquoi les pays arabes ont-ils mis le Croissant de lune sur leurs drapeaux ? Le méridien de Greenwich est la référence universelle des fuseaux horaires, c'est-à-dire du Soleil. Je rêve du jour où le méridien de Jérusalem, à la verticale de l'Esplanade du Temple et des Mosquées, du Saint des Saints et du Dôme du Rocher, sera la référence de la Lune, c'est-à-dire des rites religieux, comme il l'était avant Jésus-Christ et avant Mahomet. J'en ai même fait une nouvelle, intitulée "La lune de Jérusalem", à paraître la semaine prochaine dans la revue Panoramiques.

Oui, il existe un peuple juif, qui se manifeste chaque fois qu'un miniane se réunit pour réciter le Chema, pour unir un nouveau couple, pour circoncire un petit garçon, pour réciter le Qaddich en mémoire d'un disparu, chaque fois qu'une famille célèbre le Seder à la Pleine Lune de Printemps, ou que retentit le Chofar de Neïla au Dixième jour de la Septième Lune. Mais ce n'est pas un peuple d'individus, c'est un peuple de communautés et de filiations.

Le complexe d'Ismaël

Revenons à Ismaël. Abraham privilégie Sarah aux dépens d'Agar et Isaac aux dépens d'Ismaël. Celui-ci a de quoi se scandaliser du sort fait à sa mère ; rebelle batailleur, "âne sauvage" peu enclin à l'effort personnel, il jalouse ce dont hérite Isaac, qui transmet la bénédiction de son père à ses propres fils, Esaü et Jacob. Le drame se noue quand, en Genèse 21- 9, Sarah voit Ismaël rire : or Isaac, c'est "il rira", référence à la réaction de Sarah à l'annonce de sa grossesse. Entre ce rire d'Ismaël et le nom d'Isaac, seule l'initiale est différente, ce qui a conduit les traducteurs à déduire qu'en fait de rire, Ismaël "se moquait" de son frère, jusqu'à tenter de lui ravir son identité. L'imitation est positive si elle est émulation. Mais il n'y a pas loin de l'imitation à la dérision, mot également formé sur le verbe "rire".

La raison qu'a Ismaël de s'en prendre à son petit frère est son humiliation, celle d'un aîné supplanté par un cadet légitime, ce qui renvoie à la jalousie réciproque de Sarah et Agar. Ismaël est au sens strict un "dés-hérité", frustré comme ceux qui imputent au destin et à la nature leur pauvreté et leur malchance, sans chercher à les surmonter par leurs propres efforts. Il y a beaucoup de "bonnes âme" qui se veulent les amies de tous les déshérités, qui pensent que nous sommes tous des enfants naturels, que nous ne sommes pas responsables de nos parents, qu'il n'y a pas lieu de privilégier l'enfant légitime "qui s'est simplement donné la peine de naître". Tous ceux-là, et en particulier les Musulmans, sont séduits par Ismaël.

Ismaël est l'aîné d'Isaac. Inversement l'Islam est la plus jeune des trois religions monothéistes : Mahomet apparaît après les derniers prophètes d'Israël et après la prédication chrétienne. Le Coran vint donner un idéal à ceux qui n'avaient accès ni à l'Ancien, ni au Nouveau Testament. Or le Coran donne un rôle particulier à Ismaël, fondateur avec son père Abraham de la "Maison" de La Mecque, mais il ne dit rien de désobligeant pour Isaac, par exemple : "Nous croyons en Dieu et en ce qu'on a révélé à Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et aux Tribus… Et à Lui nous sommes Soumis" (Sourate 2, verset 136). Dans ce qu'on a révélé "aux Tribus", il y a les Dix Commandements. Il y a aussi le Chema : après avoir proclamé que YHWH et Elohim ne font qu'Un, la Bible prêche l'étude et la transmission : Tu le répéteras à tes fils, assis dans ta maison et marchant sur la route, en te couchant et en te levant… (Deutéronome 6,7). Le mérite d'Isaac est celui des bons élèves, "bien élevés", appliqués au travail et à l'étude. Ismaël symbolise les lois intangibles de la nature, de la biologie, de l'astronomie, Isaac les lois humaines, transmissibles de génération en génération. Les railleries d'Ismaël sont cruelles mais ne sont jamais fatales. Il garde la protection de Dieu et mérite Sa bénédiction, et la promesse d'une nombreuse descendance. Avec Isaac, il vient enterrer leur père Abraham, sans effusion mais sans incident ; et Ismaël meurt comme un Juste.

La procréation est au centre de l'histoire d'Abraham, d'Ismaël et d'Isaac. La nature veut qu'il faut être deux pour faire un enfant. Mais la société constate que toute paternité est douteuse. C'est la loi qui doit suppléer à cette incertitude, et désigner le père "légitime", quitte, dans certains cas, à désigner un autre que le père biologique. S'en tenir à la paternité biologique, c'est risquer d'exalter abusivement la virilité masculine et tenir en suspicion la vertu des femmes. De cette suspicion découle la nécessaire soumission des filles à leur père, des sœurs à leurs frères et des épouses à leur mari, et les réticences portant sur la scolarisation des filles, l'exogamie familiale, le libre choix du conjoint, l'accès à l'héritage, l'adoption… Du coup, le statut de la femme est le principal obstacle sur lequel bute aussi bien la modernisation des pays musulmans que l'assimilation des originaires de ces pays émigrés dans le monde occidental. Ni l'une ni l'autre ne sont certes impossibles, Allah' est grand. Mais elles passent par le courage des mères, des sœurs et des filles, bien plus que par celui des combattants.

Un risque de la religion naturelle est la passivité, qui débouche sur le fatalisme et la plainte permanente. Quand Agar, renvoyée par Abraham avec Ismaël, a épuisé ses vivres, sa première réaction est de cacher l'enfant sous un arbre "pour ne pas le voir mourir" (Genèse 21,16). Il faut une intervention divine pour qu'elle ait l'idée de l'abreuver à l'eau d'un puits. Tout ce qui arrive étant "naturel", il n'y a rien d'autre à faire qu'à s'en remettre à la volonté divine. Si vous prenez une initiative, ce que vous êtes une forte tête, un "insoumis". La religion naturelle risque de se pervertir en manichéisme, de diviser le monde en "soumis" et "insoumis", en "fidèles" et "infidèles", d'un côté les membres d'une seule "Umma", la communauté matricielle des Croyants, de l'autre les mécréants.

Dernière citation : Genèse 23,2 : "Sarah meurt à Qiriat-Arba, c'est Hébron en terre de Canaan". Hébron, où Ismaël et Isaac enterrent ensuite leur père, est prédestinée à symboliser la coexistence en un seul lieu des enfants d'Abraham. Qiriat-Arba, le "village des Quatre" (points cardinaux), peut d'ailleurs se lire le "village arabe", tandis que Hébron, c'est hébreu : "Sarah meurt à Qiriat arabe, lieu hébreu en terre de Canaan". En donnant deux noms au même lieu, la Bible nous dit : qu'on arrive en un lieu - la tombe de Sarah - par l'Est ou par l'Ouest, c'est le même lieu. Qu'on aborde l'Éternel par la langue hébraïque - Elohim- ou par la langue arabe - Allah', c'est le même Dieu. Vous êtes voués à vivre ensemble. Il y a des Arabes qui vivent à Nazareth ou à Akko, en Israël. Pourquoi n'y aurait-il pas des Juifs qui vivraient à Hébron, en Palestine ?

La Bible fonde le lien entre le peuple d'Israël et la terre d'Israël. L'antisémitisme séculaire, musulman et chrétien, jusqu'à et y compris la Shoah, a fondé le droit des Juifs à se regrouper sur cette terre et à y organiser un État, auquel les votes des Nations Unies ont donné un cadre légitime. Israël a signé la paix avec l'Égypte et la Jordanie. A Oslo, les peuples israélien et palestinien se sont mutuellement reconnus. Le jour où le monde arabe et musulman aura vaincu ses fanatiques et convaincu ses égarés, alors tout sera d'une simplicité biblique : Israël reconnaîtra la Palestine et sanctionnera ses propres fanatiques, s'il en a. Il y aura une osmose des deux populations que n'obsédera plus la peur de l'autre ; alors la question des frontières et celle de Jérusalem deviendront secondaires.

Quant à la laïcité française, issue du souvenir horrifié des guerres de religion, elle s'est pétrifiée devant les phénomènes religieux, qu'elle nie et qu'elle veut ignorer. Cette attitude la conduit à la complaisance envers les entreprises terroristes, qui seraient expliquées sinon justifiées par la misère du monde. Elle nourrit l'anti-américanisme, l'antisionisme et l'antisémitisme ambiants. La laïcité suppose l'enseignement bienveillant des diverses religions et la compréhension de leurs désaccords et de leurs dérapages. Un gros effort est à entreprendre en France pour rendre à la Bible hébraïque et à ses prolongements critiques, évangéliques, coraniques et voltairiens, la place dans la culture générale qu'elle a gardée en Angleterre, aux États-Unis… et en Israël. Il n'y a pas "deux poids deux mesures". Il n'y a qu'une seule Loi, qu'il faut enseigner partout. Le monde est imparfait, mais il n'y a qu'un seul monde. En exergue de mon dernier article, vous avez vu que j'ai adapté le premier verset du Chema : "Écoute, Israël ! Le monde est notre monde, le monde est un". Je vous remercie.


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